Photo © Guergana Damianova

Iphigénie en Tauride de Gluck, Krzysztof Warlikowski

Par Yannick Bezin

Publié le 9 décembre 2016

L’Opéra National de Paris propose actuellement une reprise de Iphigénie en Tauride de Gluck dans la production de Krzysztof Warlikowski créée en 2006. Plus qu’une lecture de l’œuvre, le metteur en scène polonais en propose une interprétation moderne, à l’aune de la psychanalyse. Dès lors que l’on accepte la pétition de principe de Krzysztof Warlikowski et de son dramaturge Miron Hakenbeck face à l’œuvre de Gluck, leur proposition scénique peut-être analysée et jugée. Gluck écrivait en effet dans son Épître dédicatoire à Alceste : « J’ai pensé que je devrais consacrer tous mes efforts à la recherche d’une beauté simple, et j’ai pris soin d’éviter les étalages de difficultés qui nuisent à la clarté ; et je n’ai pas jugé souhaitable de placer des nouveautés qui ne seraient pas naturellement suggérées par la situation et l’expression. » Le principe que le compositeur s’est donné en musique est contraire à celui que Krysztof Warlikowski choisit pour sa mise en scène.

Le point de départ de sa réflexion sur cette œuvre semble être le destin de son personnage éponyme. Destinée à épouser Achille, Iphigénie est désignée par les dieux comme la victime propitiatoire au succès des Grecs dans leur guerre contre Troie. Devant être immolée sur l’ordre de son père, elle est sauvée in extremis par la déesse Diane qui l’attache à la barbare Tauride où elle doit, par une inversion douloureuse des rôles, procéder à des sacrifices humains. Iphigénie apprend d’une de ses futures victimes que sa famille s’est entretuée (Agamemnon a été assassiné par son épouse Clytemnestre, elle-même tuée par son fils Oreste) et se croit donc seule au monde. Cette victime, qui curieusement réclame la mort, n’est autre que son frère Oreste qui sera sauvé par son ami Pylade tandis qu’Iphigénie sera elle aussi libérée par Diane de la sauvage Tauride. Iphigénie est donc une héroïne issue d’une haute lignée mais marquée par la violence, aussi bien faite à sa personne qu’infligée aux autres contre sa volonté. Une héroïne qui résiste et qui endure. Que resterait-il d’elle au soir de sa vie ? Quels seraient ses souvenirs et quels formes prendraient-ils ? Serait-ce seulement des souvenirs ? Tel est le point de départ de cette production qui débute dans la salle commune d’un hospice de vieilles dames, où ce passé douloureux semble se rappeler à la mémoire d’Iphigénie. Nous n’assistons donc pas à l’action mais à son souvenir donc à une reconstitution, voire une recomposition par une mémoire toujours sujette à l’emphase ou l’émotion, ce que les lumières de Felice Ross soulignent bien. Iphigénie se dédouble alors sur scène par un personnage muet (très bien incarné par Renate Jett), qui la représente d’abord jeune au service de Thoas, voire amoureuse de lui, puis en femme âgée au seuil de la mort. On comprend aussi dès lors que le chœur des prêtresse (vocalement excellent) ait été rejeté hors-champ, dans la fosse : ces voix ne sont-elles pas les voix du passé, les voix du souvenirs ?

La mise en scène semble ainsi mobiliser de façon pertinente la première Iphigénie de Gluck (Iphigénie en Aulide de 1774) afin d’accroître la profondeur tragique du personnage. Krzysztof Warlikowski n’hésite pas à multiplier les diffractions de l’action du drame dans le temps et dans l’espace, à suggérer voire exhiber des relations nouvelles entre les personnages, tout particulièrement incestueuses (Oreste et Clytemnestre, Oreste et Iphigénie). L’intelligence des moyens scéniques mis en œuvre permet cependant à cette production clarté et lisibilité. Pour cela, certains des éléments propres à la grammaire esthétique de Warlikowski sont mobilisés : espaces indéterminés aux fonctions multiples, éléments de décors (douches et lavabos), boites translucides, dédoublements scéniques permettant de voir simultanément deux actions différentes mais liées, personnages muets étoffant la distribution et permettant un sous-texte, vidéos. Si la proposition et le protocole scénique qui la permet fonctionnent assez bien sur les trois-quart du spectacle, le dernier acte peine un peu à faire monter chez le spectateur l’émotion éprouvée par les personnages. Du fait de la convocation sur scène de l’ensemble des personnages muets et du développement d’une action parallèle, la scène de la reconnaissance entre Oreste et Iphigénie est perçue de façon distanciée et brouillée.

Au sein d’une distribution francophone nécessaire pour ce répertoire, le Thoas de Thomas Johannes Mayer est à la fois approximatif dans la diction et vocalement peu marquant. Véronique Gens est au contraire en terrain conquis dans ce répertoire. Malgré les contorsions auxquelles la mise en scène la contraint parfois, sa voix ne quitte jamais le pathos tragique de son personnage. Étienne Dupuis mobilise pour Oreste une voix forte et claire, capable de suivre tous les méandres psychologiques du héros torturé que la partition lui fait parcourir. Stanilas de Barbeyrac compose en contre-point un Pylade lucide, viril et tendre grâce à une voix d’une très belle ligne et capable elle aussi de toutes les nuances. Au vu de la modernité de la proposition scénique, on regrette que la direction d’orchestre de Bertrand de Billy soit aussi « classique ». On ne peut nier le beau son de l’Orchestre de l’Opéra, mais les tempi lents visent l’homogénéité des pupitres au détriment de la vivacité : la partition ne semble jamais réellement s’animer. On aurait souhaité une direction plus vive et plus nuancée, à moins qu’il ne s’agisse là aussi d’une intention liée à la mise en scène et visant ici encore la distanciation ? Sans être choquante, cette dernière ne lasse pas de questionner le spectateur. Ni poétique, ni absconse : moderne.

Vu à l’Opéra Garnier. Mise en scène Krzysztof Warlikowski. Décors et costumes Malgorzata Szczesniak. Lumières Felice Ross. Photo © Guergana Damianova.