Photo © Thomas Aurin

Frank Castorf, Les Frères Karamazov

Par Guillaume Rouleau

Publié le 9 septembre 2016

L’adaptation du roman de Dostoïevski Les frères Karamazov, par le responsable de la Völksbuhne de Berlin, Frank Castorf, à la MC93 – Friche industrielle Babcock (Aubervilliers) voyait les choses en grand. Pour ce feuilleton publié entre janvier 1879 et novembre 1880, le metteur en scène faisait un grand écart : celui d’une réécriture tenant compte de la Russie de la fin du XIXe siècle et de celle du début XXIe. Il misait aussi sur la grandeur de l’espace : le public était installé dans la largeur de l’un des gigantesques entrepôts de béton de cet ancien site industriel de production de chaudrons et d’installations électriques reconverti en scène pour le spectacle vivant – utilisé ici pour exprimer les luttes sur fond d’industrialisation du roman. Une durée de représentation qui, elle aussi, dépassait les standards du genre : 6h15, entracte inclus, pour résumer et digresser autour d’une famille empreinte de rivalités.

Grandiose. Les spectateurs étaient assis dans de grands gradins face à un grand décor de bois, de métal, de béton et d’eau. Une petite mare au milieu de laquelle est dressé un kiosque se tenait sur la droite, à côté d’une maisonnette de bois. La famille Karamzov surgit du centre de la scène, par une ouverture dans une longe une palissade, marchant dans la mare comme si ce n’était qu’une simple flaque, pour tenir conseil. Le patriarche, Fiodor Pavlovitch Karamazok est entouré de de ses fils Dimitri (Marc Hosemann) et Alexeï (Daniel Zillmann). Le troisième, Ivan (Alexander Scheer), arrive en courant sur la gauche de la scène, depuis le fond de l’entrepôt où est allumé un grand panneau publicitaire « Koka Kona », déclinaison russe de Coca-Cola. Il porte un chapeau haut de forme usé, comme ses vêtements. Usé comme les sujets qui vont les agiter. La famille questionne la morale de l’homme. Si une l’immortalité n’existe pas pour l’homme, a quoi bon obéir à des impératifs moraux ? Si l’homme est voué à disparaître, ses actions importent peu. Si l’immortalité existe pour l’homme, a contrario, il peut soit faire ce que bon lui semble, au prix de la damnation, soit respecter les impératifs moraux, au prix de la salvation. Les impératifs moraux s’expriment par les rivalités entre un père et ses enfants, légitimes et illégitimes, issus de mariages et aventure, les rivalités entre les enfants, les rivalités entre la famille et ceux qui gravitent autour, à l’instar du séminariste Michail Ossipovitch Rakitine (Patrick Güldenberg). Cette question de l’existence de l’immortalité est liée à celle de l’existence de Dieu et instaure un partage entre le rationalisme, la foi, l’athéisme, le théisme, des positions, voulues et subies, dans un décor qui permet à la fois de mettre en avant et en retrait les questionnements individuels et collectifs. Frank Castorf fait un usage haletant de la vidéo. Un grand écran est en effet disposé au centre et amplifie ce que l’on voit déjà, retransmet régulièrement les scènes qui échappent à l’œil nu du spectateur, lors d’échanges en intérieur mais aussi en extérieur. Les caméras (et micros) sont portées à l’épaule, multiplient les points de vue, multiplient l’espace perçu, multiplient la détresse qui s’immisce entre tous les protagonistes.

Grandiloquence. Le grandiose laisse néanmoins place à la grandiloquence : une fois les présentations passées, des exagérations, des outrances surgissent. Des exagérations propres à l’exaspération, qui font partie de l’enfermement de chacun dans ses conflits, dans son rôle, dans son discours. Des discours qui sont énoncés à haute voix. La version des Frères Karamazov par Frank Castorf a ceci de particulier à la Friche industrielle Babcock que les volumes du lieu exigent de pousser le volume de la voix à nu. Les interprètes crient, hurlent, leur texte tout au long de la pièce ; cris qui se répercutent en échos contre le béton, cris qui, tout en renforçant l’isolement de chacun durant de copieux monologues, affirment autant de rapports à l’existence. Dans la poussée de ces cris, un prêtre orthodoxe (Frank Büttner) se démarquera, criant plus fort que les autres, en gardien d’une morale qui se perd. Les discours sortent de la mesure théâtrale, sont démesurément forts. Ils instaurent une grandiloquence significative, qui signifie le vacillement qui se loge entre les lignes du roman de Dostoïevski et de l’adaptation de Frank Castorf. Grandiloquence qui est une démesure, une sortie de la mesure qui affecte tous les personnages par ce qu’ils disent, comment ils le disent et ce qu’ils font. Grandiloquence que désigne le mouvement du pendule qui va de l’ordre au chaos, de l’instant à l’éternité – bruit de pendule que l’on entend distinctement lors de la représentation. Un rapport au temps, à son usage, à la manière dont on l’ordonne, qui entraîne de la morale à l’antimorale, au nihilisme. Jeanne Balibar, en diable, incarne ainsi les tentations qui touchent l’humain, parmi lesquelles – selon la théologie – la luxure, l’orgueil, l’avarice, et les doutes, jusqu’à l’abandon des valeurs morales. La grandiloquence est ce moment d’incertitude entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, entre ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas l’être, et que retranscrit formidablement la mise en scène et la troupe de Frank Castorf.

Entre grandiose, attrait pour les grandeurs, et grandiloquence, démesure de ces grandeurs, l’interprétation de Frank Castorf des Frères Karamazov à la Friche industrielle Babcok impressionne : pour son décor, le jeu des acteurs, et la dynamique d’un récit qui se concentre sur les rivalités amoureuses et pécuniaires. Un décor qui place les interprètes dans un bout de Russie touchée par le néo-libéralisme. Un jeu dans lequel chacun tire son épingle. Une dynamique du récit qui soutient la négation et l’adhésion à l’être – de Dieu, de l’Homme – par des références contemporaines (Iron Maiden, GG Allin et DJ Stalingrad). Frank Castorf reprend Les Frères Karamazov avec cette force d’interrogation qui s’adresse au spectateur : quel Karamazov êtes-vous ?

Vu à la MC93 – Friche industrielle Babcock dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Mise en scène Frank Castorf. Scénographie Bert Neumann. Photo © Thomas Aurin.