Photo Marc Coudrais

Extraits de 1985 à 2009, Maguy Marin & Mathilde Monnier

Par Céline Gauthier

Publié le 20 octobre 2016

Extraits de 1985 à 2009, tout un programme traversé à grandes enjambées dans l’univers des deux chorégraphes Maguy Marin et Mathilde Monnier. L’actuelle directrice du CND donne le ton de la saison rythmée par les early works, fragments chorégraphiques et rétrospectifs. Ici revivent six extraits comme témoignages de deux styles en perpétuelle évolution, qu’il s’agit d’embrasser d’un seul regard au cours d’une même soirée. Chacun d’eux porte seul sa propre histoire, mais tous portent attention aux stigmates d’une humanité fragile aux gestes inconstants.

En guise de prologue, un Duo d’Éden sensuel et délicat sur la mélodie de l’eau tantôt calme ou orageuse. Deux corps semblent plonger l’un dans l’autre, vêtus d’une mince combinaison couleur chair, enveloppés d’une douce lumière. Ils s’enroulent et se hissent dans des portés acrobatiques jusqu’à tous deux risquer la chute ; presqu’en déséquilibre la danse toujours conserve cette fluidité presque liquide de leurs gestes. Ils s’exposent dans le tournoiement infini de la danseuse le long du corps de son partenaire, qui la supporte ou l’accompagne. Un duo tactile comme témoin d’une attention réciproque, d’une presque fusion aussitôt démentie par le quintet issu de Waterzooï qui nous plonge quant à lui dans l’univers mystérieux de personnages surannés. Une interprète récite un long monologue ; les danseurs reprennent et déforment l’écho de sa voix douce. Une femme élégante et trois hommes en costume de tweed, grimés comme des vieillards, répondent en chœur par l’exécution minutieuse d’une partition de déplacements géométriques. Leur démarche presque militaire et leurs gestes mécaniques suscitent le rire et le malaise. La danseuse elle aussi s’incline dans un solo torturé, douloureux, qui s’éclaircit lorsqu’un danseur sans bruit la rejoint.

À cette expressivité délicate Maguy Marin répond par le charme étrange de Cendrillon, son ballet composé pour la troupe de l’Opéra de Lyon. Elle en extrait deux personnages, marionnettes bariolées de guirlandes lumineuses. Leurs costumes burlesques, comme échappés de l’imagination de Schlemmer, déforment leurs postures exagérément saillantes et leurs mouvements empreints d’une raideur affectée. Leurs visages mêmes semblent rigides, dissimulés sous des masques glaçants qui figent leurs traits : une froideur qui contraste avec la musique moelleuse de Prokofiev. Le duo incarne une malicieuse étrangeté à travers laquelle la grammaire classique toujours affleure, étrangement parodiée, à la manière d’un grain de sable subtilement glissé dans la mécanique implacable du ballet romantique.

À son exact opposé prend forme Pavlova 3’23’’, dont Monnier extrait ici un diptyque électrisant. Une danseuse tout d’abord, qui nous conte en chinois les gestes qu’elle ne fait qu’esquisser, mince silhouette sculptée dans un académique noir. Une conférence dansée où la parole devient composante du geste, partition mystérieuse dont on se sent évincé jusqu’à ce que s’égrènent les premières notes familières de la Mort du Cygne, ici incarnée par un albatros danseur, oiseau dégingandé aux membres infinis. Dans un solo vertigineux il déploie son corps gracile et ses gestes déliés, comme un appel lancé à Publique, la chorégraphie survoltée de Mathilde Monnier sur la musique de PJ Harvey, entraînante et rythmée. Les danseuses s’y laissent prendre et marquent les pulsations, traversent la salle en pas chassés et renversent leurs bustes, balancent leurs bras en cadence. Une danse tonique, portée par la fougue d’une énergie adolescente, chevelures au vent et chewing-gum entre les lèvres. Trois échappées fougueuses qui imposent leur présence tapageuse, comme une introduction à l’étourdissante 2008 Vallée, pour laquelle Mathilde Monnier invite le chanteur Philippe Katerine à danser sa musique, dans l’écrin d’un tapis de scène jaune poussin qui jure avec leurs vilains sous-pulls roses. Le sextet déjanté entonne le célèbre refrain obsédant dans lequel Katerine « adôôre » regarder danser les gens, ce que les interprètes mettent immédiatement en pratique. Ici la danse est à lire comme une performance corporelle et vocale, un travail rythmique et respiratoire. Les chansons de Katerine se prêtent à merveille à la danse, ponctuées de nombreux jeux de scène qui s’achèvent en véritable rixe de vocalises d’insultes proférées d’une voix nonchalante : une pièce décoiffante, au sens propre.

Les deux chorégraphes proposent ici un programme touffu qui témoigne de la longévité de leurs carrières et de la multiplicité de leurs sources d’inspiration. La cohérence est parfois mise à mal, sans doute pour éprouver la capacité de ces pièces à nous bousculer encore.

Extraits, de 1985 à 2009 de Maguy Marin et Mathilde Monnier, vu au Théâtre du Fil de l’eau, Centre National de la Danse Hors les murs. Photo © Marc Coudrais.