Photo © Guido Mencari.

Democracy in America, Romeo Castellucci

Par Nicolas Garnier

Publié le 13 avril 2017

Alors que la salle est encore plongée dans l’obscurité, une voix résonne et sa traduction est projetée sur un voile semi-opaque. Il est question de glossolalie, c’est-à-dire du fait de parler une langue inconnue dans un état de conscience altérée. Ou, autrement dit, le fait non de parler une langue étrangère, mais de se faire parler par une langue absolument autre, de prêter son corps à une forme d’altérité qui trouve à s’exprimer par l’entremise du même. Cette tension entre le logos et l’ineffable est récurrente dans l’œuvre de Romeo Castellucci, formé aux Beaux-arts de Bologne. Democracy in America, son dernier spectacle, ne déroge pas à la règle. Le langage est l’outil primaire de la socialité et partant, l’objet central à partir duquel affronter la fondamentale ambivalence de la vie humaine en communauté. Castellucci explore sa grande variété de formes, langages vernaculaires, visuels, musicaux, mais aussi tout l’éventail du langage des choses, pour élargir l’horizon du commun. Dans ce mélange de naturalisme et de symbolisme qui caractérise son travail, le metteur en scène s’attaque à une œuvre majeure de la pensée politique moderne, De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, et tente de déchiffrer dans ce texte inaugural des signes avant-coureurs du destin de ce système politique inédit.

Immédiatement après ce préambule parlé, une troupe de jeunes femmes en tenues de parade blanches et or entre en scène. Le voile transparent sur lequel étaient projetés les sous-titres est tendu devant les corps, il nimbe la scène d’une atmosphère moite, entourant chaque objet d’un halo pâle. Dans cette touffeur visuelle, le chœur de jeunes femmes marche avec empressement, chacune est équipée d’un drapeau et d’énormes grelots que sa cadence agite frénétiquement. Lorsqu’elles prennent place, parfaitement alignées en rangs d’oignons, leur drapeau dépliés, portant chacun une lettre brodée, composent ensemble le titre du spectacle. Puis, aussi rapidement qu’elle a émergé, la formation se dissout, les femmes reprennent leur parade au son des cloches pour se disposer selon un nouvel agencement et former une nouvelle expression à partir des mêmes lettres de base. Cet exercice d’anagramme se répète à n’en plus finir, diffractant le titre original dans une série d’échos poétiques qui se délitent avec le temps. Déjà, langage et mots deviennent matière première à tordre et à triturer pour en extraire le suc esthétique.

Le spectacle alterne ainsi entre des tableaux dansés muets évocateurs par leur poésie visuelle, relevant plutôt du domaine de l’installation plasticienne, et d’autres scènes dialoguées à la mise en scène sobre. Dans ces dernières, il est question d’une scène originaire : le monde américain du début du XIXème siècle, terreau de la démocratie moderne émergente. Loin de l’image d’un âge d’or où les conditions de l’égalité matérielle auraient précédé et permis le nouvel élan politique, c’est plutôt un paradis déchu dans lequel la nature est hostile et la menace des autres hommes toujours présente.

Un couple de fermiers aux mains caleuses surdimensionnées se lamente sur son sort alors que ses cultures de pommes de terre se révèlent faméliques. Après la faillite de la technique, seul reste le recours à la foi. Les agriculteurs acculés mettent leurs espoirs dans les mains de « Dieu » dans un acte de foi désespéré. La tension entre matérialité et spiritualité est à son comble, les besoins de la terre s’accommodent des intérêts du ciel. Peu importe la question du Salut dans l’Au-delà, si la religion a une quelconque valeur pour ce couple, celle-ci est bel et bien de ce monde. On retrouve l’approche matérialiste du spirituel si caractéristique du metteur en scène italien.

Ces nouveaux autochtones allogènes, pauvres colons confrontés aux rigueurs d’une terre dont ils ne maîtrisent pas le fruit, ne sont pas seuls. Ils partagent la scène avec les indigènes de ce monde ambigu. Deux personnages évoquant les populations natives d’Amérique du Nord conversent dans un dialecte étranger qu’on imagine, sans pouvoir le vérifier, être un idiome amérindien. Dans leur discussion, il est justement question des colons et de leur rapport au langage. Refusant d’apprendre les langues indigènes, ils retiennent seulement le nom des choses qui les intéressent et qu’ils veulent acquérir. Leur usage de la langue est purement fonctionnel. Cette dernière n’est en aucun cas comprise comme un instrument de contact et d’échange mais, au contraire, comme une arme de colonisation. C’est ainsi que, tout en les critiquant, les deux Indiens répètent malgré tout les mots des colons. Antithèse parfaite de la glossolalie qui ouvrait la pièce, la colonisation de la langue éradique l’altérité en imposant une seule et unique forme de logos. Le logos utilitaire et mercantile propre au « Nouveau Monde » occidental. Genèse et mort se touchent dans un seul et même grand cycle.

Dans Democracy in America, alternant magistralement entre scènes de poésie ésotérique et réflexions sur une société américaine mythifiée, le dramaturge italien dépeint un monde ambivalent, aussi bien croissant que crépusculaire, dont on ne sait plus très bien s’il évoque les débuts glorieux de quelque grande entreprise ou bien plutôt sa lente et pénible agonie. Comment ne pas voir dans cette situation inconfortable un puissant écho à l’état actuel du monde, où la fin d’un cycle n’arrive pas à accoucher de toutes ses belles promesses mais, au contraire, n’en finit pas de dégénérer dans un climat de plus en plus délétère. On retrouve bien là l’ambition que fixe Roméo Castellucci à son théâtre visionnaire et puissant : « être le double obscur et nécessaire du combat politique et des formes que prennent les sociétés de l’espèce humaine ».

Vu au Théâtre Vidy Lausanne, dans le cadre de Programme Commun. Mise en scène Romeo Castellucci. Musique Scott Gibbons. Photo © Guido Mencari.