Photo Dieter Hartwig

(B)reaching Stillness, Lea Moro

Par Guillaume Rouleau

Publié le 22 juillet 2016

À partir des natures mortes  baroques, Lea Moro entourée d’Enrico Ticconi et Jorge de Hoyos brosse dans sa pièce de 2015, (B)reaching Stillness, les ambivalences de l’immobilité. Une immobilité (stillness) mouvante, dynamique. Une dynamique immobile que le (B)reaching du titre, avec ce « b » entre parenthèses, agite : entre la cassure (breaching) et l’atteinte (reaching). Le terme stillness renvoie à la notion d’« instant figé », un instant où les choses sont comme arrêtées entre ce qui précède et ce qui succède. Une approche du temps par le mouvement et son absence ou, du moins, ce qui pourrait échapper à notre perception. Retour, donc, sur (B)reaching Stillness qui, pour la section [8 : tension] du Vienna International Dance Festival 2016 – ImPulsTanz, section consacrée aux jeunes chorégraphes, était donné dans la salle du Kasino am Schwarzenbergplatz les 16 et 19 juillet.

Une salle qui, avec ses apparentes moulures grises néoclassiques, n’est pas tout à fait une black box, diminuant l’isolement de la grande moquette de velours bleu turquoise qui délimite la scène. Le velours et le podium sont des éléments que l’on retrouve dans les compositions picturales du baroque, auxquels ont été associés des éléments contemporains comme un distributeur à eau et huit rectangles de quatre néons blancs, bleus, verts, rouges au plafond. Matières, textures et couleurs sont des allusions au liquide – symbole du mouvant, du vivant. La scénographie de (B)reaching Stillness révèle cette attention portée aux significations de chaque composante des natures mortes baroques (comme ces supports sur lesquels les objets sont disposés). Des composantes qui, non sans humour, vont apparaître et disparaître, croître et décroître au cours de (B)reaching Stillness. Mais tandis que la peinture baroque suggérait le mouvement par l’état des objets sur la toile, (B)reaching Stillness, suggère le mouvement par l’état des performeurs et accessoires face au public. Un mouvement qui, comme dans la peinture baroque, est fait d’une pluralité de mouvements. Ceux qui atteignent les fruits, légumes, fleurs, animaux, insectes des natures mortes (dont l’anglais still lifes conserve le vivant) de Otto Marseus van Schrieck et Pieter Claesz au XVIIe siècle, les végétaux du genre des sottoboschi (sous-bois) ou, aujourd’hui, l’eau photographiée par Roni Horn. Des mouvements que la danse, « spectacle vivant », permet d’accentuer.

Les recherches de Lea Moro sur la nature morte l’ont amenée à traiter dans (B)reaching Stillness la relation entre la surface et le changement. Sur scène, les trois interprètes allongés sur le podium portent des chaussures noires brillantes (soulignant l’orgueil de l’apparence précieuse), un pantalon noir et sont torses nus. Il s’agit de laisser entrevoir tout au long de (B)reaching Stillness leur anatomie pour porter l’attention sur la respiration, la position des membres, l’effort qui les anime. Montrer le changement par la surface de la peau. Une attention par le regard qui va des spectateurs à la scène, des interprètes aux interprètes, des interprètes aux spectateurs, comme ces peintures baroques où la scène se tient à la fois dans l’image et en dehors. Les émotions ne passent pas par l’oral mais par la disposition des membres et ces regards francs, absents, troublés. Il y a par le regard, son extériorité, quelque chose qui se maintien (stillness) et quelque chose qui change, se brise (breaching). Par un plissement des sourcils, la pupille qui se détourne, surgissent les états intérieurs, mouvant, des performeurs. Quelque chose dans le regard s’effondre. Quelque chose s’immobilise. Non pas l’immobilité complète (est-elle possible ?) mais une certaine immobilité que l’on observe dans une chorégraphie orientée vers le sol pour progressivement s’en détacher. Une chorégraphie en métamorphoses : ces différences entre les interprètes, que la synchronisation des gestes ne parvient pas tout à fait à masquer, et les constants changements qui affectent chaque interprète dans l’effort et au repos.

La Symphonie n° 2 en ut mineur, « Résurrection », de Gustav Mahler ouvre et clôture (B)reaching Stillness. Une symphonie dont certains passages ont été réarrangés électroniquement. Une symphonie de 1894 qui se rapproche du baroque, celui des vanités, par ses thèmes : la vie, la mort, la résurrection (le vivant dans la mort), l’espoir et la crainte qui traversent l’existence (la mort dans le vivant). Dans (B)reaching Stillness, la musique de Gustave Mahler accompagne une réflexion sur la génération, l’engendrement des formes, leurs commencements et leurs achèvements, les cycles qui affectent la nature. Entre un moment d’accroissement (la protase), un moment de culmination (l’acmée) et un moment de déclin (l’apodose). Il y a dans tous les éléments sur scène, dans toutes les actions des danseurs, une antériorité et une postériorité contenue dans l’instant ; dans l’instant figé. Un instant figé qui s’inscrit dans un mouvement visuel, auditif. Un instant dont la fixité n’est qu’une impression. Une fixité qui est déjà et toujours en changement. Un changement permanent que Lea Moro arrive à pointer en demandant ce qui subsiste dans le changement, reprenant les écrits d’Aristote, d’Empédocle ou encore Théophraste.

(B)reaching Stillness, nature morte bien vivante de 75 minutes, pense la génération des formes par une scénographie, une chorégraphie et une orchestration minutieuses. C’est un tableau parcouru de mouvements orientés par et avec la finesse de Lea Moro qui, après son solo Le Sacre du Printemps de 2013/2014, a réussi un trio digne des représentations baroques les plus fouillées.

Vu au Kasino am Schwarzenbergplatz dans le cadre du festival ImPulsTanz. Chorégraphie Lea Moro. Dramaturgie Maja Zimmermann. Musique Marcus Thomas. Lumière Annegret Schalke. Photo © Dieter Hartwig.