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Boléro 2, Emmanuelle Huynh & Boris Charmatz

Par François Maurisse

Publié le 11 octobre 2017

En 1996, Odile Duboc crée Trois Boléros, une des pièces les plus marquantes de son répertoire. Trois variations autour du tube de Maurice Ravel, monument de la musique impressionniste, s’enchaînent sur un même plateau, portées par des formations aux qualités et aux énergies différentes. Après un groupe de dix danseurs et avant un ensemble de vingt-et-un interprètes, un duo concentre toutes les attentions, celui de Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh. Ces derniers ont choisi, après le décès de la chorégraphe en 2010, de continuer à montrer ce duo, clef de voûte de la pièce, sous le titre de Boléro 2.

Odile Duboc est nourrie de la pensée élémentaire de Gaston Bachelard. Avec le Projet de la matière en 1993, ou Rien ne laisse présager de l’état de l’eau en 2005, notamment, elle propose des chorégraphies de groupe, travaillant une matière chorégraphique parfois improvisée, soumise au rythme de ce qu’elle appelle la « musique intérieure » de ses danseurs. Les corps sont fluides, comme en état d’apesanteur, dégoulinants, tour à tour légers et lourds. En commençant en 1994 la création des Trois Boléros, elle décide de confronter son travail à la musique. L’idée est alors d’éviter que la chorégraphie ne se fasse avaler par la musique : les corps de cette pièce sont comme en résistance au crescendo que connaît la partition musicale.

Au début de l’extrait, les deux silhouettes se mettent lentement en mouvement. Sculpturaux, les corps des deux danseurs semblent très massifs. Les dos sont ronds, musculeux, les bras détachés du corps, les appuis ancrés au sol. Les corps se tordent au son des boucles hypnotisantes, déployant un seul et unique geste ininterrompu tout au long de l’extrait. Pendant la création, Duboc avait montré aux danseurs les oeuvres de Camille Claudel, parmi lesquelles Les Causeuses (1897), ou encore La Valse (1883-1901). Notons que tout comme Auguste Rodin, son partenaire, Claudel était plus volontiers modeleuse que sculptrice : c’est directement dans la glaise que ses formes étaient façonnées, comme des figures surgissant d’une masse abstraite. Dans l’écriture d’une vaste poétique de la matière chorégraphique, c’est cette fois à la terre que Duboc s’est intéressée.

Les corps connaissent un lent mouvement giratoire. Fixement ancrés dans le sol, les deux danseurs entrent parfois en contact, comme attirés l’un par l’autre, puis s’éloignent, un restant immobile, l’autre se replaçant différemment. Les pieds d’Emmanuelle Huynh décollent parfois du sol alors qu’elle s’agrippe à son partenaire. Les figures rappellent, aux delà des oeuvres de Claudel, certains groupes de Rodin, le Fugit Amor (1885), ou Amour et Psychée (1885). Petit à petit, le monument charnel s’écroule, comme si les membres, les têtes, les cuisses pesaient des tonnes, jusqu’à ce qu’ils reposent, toujours dans cette même qualité matiériste de mouvements, au sol.

La version du Boléro utilisée pour cet extrait, celle de Sergiu Celibidache, est relativement douce. La caisse claire est plus discrète qu’à l’accoutumée, le tempo un petit peu plus lent. À rebours de la dramaturgie du morceau musical qu’elle choisit, qui opère, dans un puissant crescendo d’une petite vingtaine de minutes, le déploiement d’une énergie tournoyante, Odile Duboc contraint les corps, en travaillant une matière chorégraphique intérieure comme elle malaxerait de la terre.

Vu au 104, dans le cadre de Fous de danse, production Musée de la danse / Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, avec le Festival d’Automne à Paris. Boléro 2, duo extrait de Trois boléros d’Odile Duboc, 1996. Interprètes : Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh. Photo © Martin Argyroglo.