Photo © Marc Domage

Babarman, La compagnie du Zerep

Par Nicolas Garnier

Publié le 15 mai 2017

Difficile d’imaginer rencontre plus incongrue que celle entre la troupe du Zerep, avec son esthétique déglinguée, et le roi des éléphants Babar, idole des chérubins et défenseur d’une vision assez réactionnaire de l’ordre social (chassé de sa forêt, il découvre la civilisation humaine et revient chez lui anthropomorphisé et occidentalisé pour devenir souverain éclairé des animaux). Et pourtant, c’est ce pari osé que font Sophie Perez et Xavier Boussiron avec leur spectacle Babarman, sous-titré Mon cirque pour un royaume. Présentée au Théâtre des Amandiers, leur création s’adresse avant tout à un jeune public, ce qui ne les empêche pas de l’aborder avec autant d’ambition et de conviction qu’à l’accoutumé. Il faut dire que l’anti-théâtre des deux compères assume pleinement un côté régressif jubilatoire dont le postulat radical est de nier tout clivage entre les cultures et les publics. Peu importe la valeur octroyée arbitrairement par l’institution, dans l’éthique du Zerep seules comptent l’énergie et l’inventivité déployées. Et de l’énergie on sait bien que la troupe n’en manque pas, tout comme elle ne manque pas de finesse et d’intelligence pour articuler un spectacle bicéphale, frôlant la schizophrénie sans tomber dans les rets faciles de l’ironie, et gérer habilement l’adresse à deux publics différents aux attentes distinctes mais finalement complémentaires.

Si les enfants suivent dans un petit chapiteau les péripéties sensiblement remaniées de Babar, les adultes quant à eux assistent au hors-champ de ce premier spectacle. Les coulisses sont à vue sur scène, les comédiens y devisent tandis qu’ils attendent le signal de leur retour ou qu’ils changent de costume. Accoutrés de leur tenue pesante, ils traversent la scène au pas de course et Stéphane Roger a à peine le temps de se plaindre du snobisme du public enfantin qu’il doit déjà retourner, tout guilleret, dans l’arène. Devant ce double-jeu frénétique, on se demande d’abord quel spectacle sert de prétexte à l’autre avant de se rendre compte qu’après tout ce n’est ni l’un ni l’autre et que, au contraire, la force de Babarman tient dans cette symbiose entre deux entités qui, sans être tout à fait poreuses l’une à l’autre, nouent néanmoins une relation à distance. La communication entre les deux publics se fait de manière fragmentaire, on aperçoit parfois quelques enfants excités lorsqu’une paroi du chapiteau se soulève, mais on entend surtout régulièrement le brouhaha étouffé des rires. La porosité se joue finalement bien plus au niveau du son que de la vue. Le son traversant la frontière des deux espaces, les propos des comédiens jouent toujours sur le double sens et l’implicite, le comique naissant de la distance que le public adulte a par rapport à la situation.

Le contre-spectacle qui s’organise dans les coulisses dévoilées aux spectateurs met en scène la latence. Les moments de repos et de (relative) oisiveté des comédiens deviennent le support de performances diverses plus ou moins improvisées. Contrairement au spectacle réservé aux enfants dont on devine le fil rouge par les bribes du narrateur, le off est beaucoup plus éclaté dans son articulation. Les situations semblent émerger de manière organique et spontanée, comme ces pas de danse classique que Marlène Saldana exécute soudainement dans son costume de Babar, donnant au pachyderme des faux-airs d’étoile. On retrouve bien là la liberté transgressive dans le ton comme dans la forme qui est la marque de fabrique de la compagnie.

Avec Babarman, Sophie Perez et Xavier Boussiron poursuivent plus que jamais leur exploration de l’esthétique populaire. Comme ils le disent, « il y a toujours eu un malentendu entre le populaire et le kitsch […] Le populaire est tout sauf une simplification. » Malgré les efforts répétés pour en penser la complexité, et ce dès les années 70 à la Birmingham School of Cultural Studies, la culture populaire semble devoir encore pâtir de l’héritage greenbergien qui la relègue dans les bas-fonds indifférenciés du kitsch. Il faut pourtant renvoyer à l’ouvrage fondamental de Paul Willis, Profane Culture, dans lequel il postulait, en 1978, un concept d’homologie pour la sous-culture, c’est-à-dire une cohérence interne et une complexité n’ayant rien à envier aux sphères plus légitimes de la culture d’élite. Les deux metteurs en scène perpétuent cette tradition de valorisation de la culture populaire dans ses multiples facettes. L’univers de Babarman est ainsi pétri de références au monde forain, du chapiteau dans lequel les enfants sont installés à la troupe bigarrée qui le peuple, en passant par Babar lui-même qui trouve pour l’occasion une vocation d’animal de foire en plus de son statut de roi.

Si la troupe du Zerep s’intéresse au personnage de Babar ce n’est pas uniquement pour son histoire canonique mais aussi et surtout pour sa dimension d’icône populaire. Ce statut lui confère une malléabilité, un potentiel de réécriture qui offre la possibilité de revenir sur le modèle original pour le détourner. De rejeton d’un âge glorieux de la colonisation bien-pensante, le Zerep fait de Babar un souverain usé, détrôné par un clone miniature complètement imprévisible. La moralité du conte, si claire à l’origine, devient trouble. Est-ce une bonne chose que les enfants tombent sous le charme du populiste mini-Babar ? Voilà une question à laquelle le spectacle, qu’il soit pour enfant ou pour adulte, s’abstient de répondre.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Conception, texte et scénographie Sophie Perez et Xavier Boussiron. Avec Sophie Lenoir, Gilles Gaston Dreyfus, Stéphane Roger, Marlène Saldana, Françoise Klein, Danièle Hugues. Photo © Marc Domage.