Photo Sanne Peper

« Art », tg STAN & Dood Paard

Par Nicolas Garnier

Publié le 6 juin 2017

Traduite dans une dizaine de langue et récompensée par des prix prestigieux, la pièce « Art » de Yasmina Reza est d’ores et déjà devenue un classique. Le texte ciselé avec précision dépeint les affres de l’amitié mise à l’épreuve de la mondanité, posant les questions du jugement de goût et de ses critères, de la valeur des choses mais aussi des relations. L’art étant cet objet paradoxal, tout à la fois trop superficiel pour réellement porter à conséquences mais suffisamment ancré dans des formes de vie pour dire quelque chose de l’identité. Aussi l’idée d’une reprise du texte par les compagnies tg STAN et Dood Paard avait-elle de quoi étonner. Comment ces troupes acéphales, revendiquant un théâtre performatif et spontané, pouvaient-elles s’emparer d’un texte aussi finement travaillé et à la forme relativement stable ? C’est ce pari que tente cette réappropriation de « Art », avec l’autorisation expresse de Yasmina Reza de travailler le texte au corps, dans sa matière même, en pratiquant incises et autres manipulations.

Un sentiment de la liberté prise par rapport au cadre conventionnel de la pièce est donné dès l’entame. Alors que les spectateurs entrent dans la salle et prennent progressivement place, un homme attend sur scène, impatient, légèrement inquiet. Il fait les cent pas et scrute anxieusement la salle. Puis, lors même que le public continue de garnir les gradins en bavardant, deux autres hommes entrent en scène, tirant derrière eux une grosse remorque couverte d’une bâche. Les trois compères détachent une à une les affaires stockées et commencent à garnir la scène, toujours dans le brouhaha d’avant-spectacle. Quand le calme finit par se faire Marc (Frank Vercruyssen des tg STAN) peut entamer son texte. Son ami Serge (Kuno Bakker de Dood Paard) à acheter une œuvre d’art contemporain, en l’occurrence un tableau monochrome blanc, une fortune et ça le rend fou. Tandis qu’il parle, Serge et Yvan (Gillis Biesheuvel) continuent de déballer les objets en arrière-plan. La première partie du spectacle reste marquée par cet affairement des comédiens qui, dès lors qu’ils ne participent pas directement à la scène, reprennent leur rangement là où ils l’avaient laissé.

L’esthétique du spectacle est ainsi à l’opposé de la fantasmagorie. Il n’est pas question d’habiter un décors vraisemblable quel qu’il soit, mais au contraire le décors, sommaire et allusif, est construit devant le spectateur. Quelques spots, une bâche, trois chaises, et la fameuse toile (en carton) suffisent pour dresser à grands traits l’espace de la représentation. La mise en scène – si tant est qu’on puisse parler de mise en scène pour ces compagnies qui refusent la figure hiérarchique du metteur en scène et prône une coécriture de plateau – est marquée par une forme de précarité visuelle, précarité renforcée par la référence à l’univers du chantier ou de la régie dans les matériaux et les tenues, qui se ressent aussi dans la manière de traiter le texte. Si on le retrouve intact la plupart du temps, la diction hésitante et le fort accent des comédiens (belges et néerlandais) participent de le faire vaciller.

À l’humour intellectualisé et retenu du texte original s’ajoute une gamme nouvelle de comique gestuel plus jouissif et régressif. L’énergie qu’apportent les trois comédiens fait vraiment basculer le registre de la pièce. De la bonne réunion mondaine où les amis s’affrontent à coups d’arguments construits, on dérive vers une réunion de vieux copains plus informelle. On sent bien que les tg STAN et Dood Paard sont à l’aise dans un théâtre de la discorde affichée où chacun défend avec véhémence son point de vue, y compris pour Yvan son absence de point de vue, n’hésitant pas à prendre le public à parti pour se le mettre dans la poche. Dans toute cette affaire, certes le texte en lui-même perd peut-être une part de la force de sa précision, mais ce qu’il perd d’un côté il le gagne largement de l’autre.

Les collectifs d’acteurs belges et néerlandais habitués à remettre en cause les formes d’autorité se révèlent parfaitement dans leur élément avec un spectacle qui traite de la figure d’autorité par excellence qu’est l’art contemporain. Et si on peut faire quelques reproches au texte original, comme celui de lorgner du côté d’une caricature d’un certain art marchand, il faut également reconnaître le mérite de sa belle fin qui parvient justement à éviter l’écueil qui menaçait. La compagnie tg STAN et Dood Paard réussissent à s’emparer du texte malgré sa forme impressionnante. Le résultat n’est pas une réappropriation complète mais plutôt une hybridation étonnante, un greffon, étrange mais fonctionnel, de la langue flamboyante de Yasmina Reza sur les corps explosifs et généreux des comédiens flamands.

Vu au Théâtre de la Bastille. Texte Yasmina Reza. De et avec Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen. Photo Sanne Peper.