Photo Oliver Look

Àgua, Tanztheater Wuppertal / Pina Bausch

Par Guillaume Rouleau

Publié le 9 mai 2016

Le théâtre de la Ville accueillait le Tanztheater Wuppertal du 7 au 15 mai 2016 avec Àgua, pièce de 2001 qui fait suite à un séjour au Brésil. Ce dernier s’inscrit dans une série d’itinérances mises en scène par Pina Bausch, débutées en Sicile et poursuivies à Madrid, Los Angeles ou encore Hong Kong, qui étendront le domaine de sa danse et celles de ses danseurs.

Chorégraphier l’ailleurs. Quelle est la portée d’une chorégraphie sur un pays d’Amérique du sud par une danseuse issue d’une ancienne zone industrielle de l’ouest de l’Allemagne ? La démarche de Pina Bausch est entre la reproduction et la production d’autres manières de danser générées à partir de l’expérience de la chorégraphe et de sa compagnie sur place. Le titre portugais, Àgua (eau), résumant les états qui affectent ce matériau et les impressions sur place, à la fois liquides, solides et gazeuses, que l’on pouvait déjà observer en 2000 dans sa pièce hongroise, Wiesenland. Eau qui apparaîtra ici par touches allusives mais explicites.

Àgua est un spectacle en deux parties qui par sa durée, trois heures, instaure une proximité avec le décor, les interprètes, l’ambiance sonore. Trois grandes plaques blanches incurvées sont superposées au fond de la scène sur un sol blanc. Sur celles-ci seront projetées des bandes vidéo, de différentes sources, de différents sujets. Des archives personnelles ou des extraits d’émissions télévisées montrent des palmiers ballotés par le vent, des percussionnistes de rue, une forêt qui peut-être l’Amazonie. L’image est déformée au sol en raison de l’inclinaison de la scène mais les danseurs qui alternent entre duo et danses groupées y semblent immergés, comme inclus ou superposés, dans un contraste entre l’ailleurs enregistré et l’ici direct. Les scènes succinctes s’enchaînent, les interprètes entrant et sortant de scène avec discrétion et extravagance.

Le décès de Pina Bausch en 2009 n’a pas mis fin à la compagnie fondée en 1976, qui compte aujourd’hui sur celles et ceux qui l’ont connu ainsi que sur de nouveaux danseurs, à qui est transmis un répertoire mais aussi un rapport au collectif, à l’international. Parmi les vingt-cinq interprètes, on retrouve celles et ceux qui ont fréquenté Pina Bausch dès les années 70, à l’instar de la française Helena Pikon, mais aussi ceux qui ont rejoint le Tanztheater Wuppertal récemment, comme en 2015 pour l’américain Jonathan Frederikson.

Dans chaque compagnie, la figure tutélaire imprime sa langue gestuelle sur les corps. Les interprètes maniant, par définition, cette langue selon leurs corps, les indications et leurs inspirations. Ce qui frappe ici, c’est comment les danseurs emploient cette langue de Pina Bausch. Reconnaissable non seulement par le decorum mais aussi par ces mouvements qui empruntent à la danse et au théâtre, en groupe ou en solo. Les danseurs deviennent comédiens et inversement, alternant gestes dansés et gestes de théâtre. Ainsi, Regina Advento, dont le corps musclé et agile renvoie à un caractère affirmé, festif, cocasse, ou Julie Shanahan, maigre, élégante, un des piliers de la pièce, jouant avec une feuille de papier, une table et un marteau, dans un monologue moquant le colonialisme et les aspirations refoulées.

Les costumes vont du maillot de bain à la robe de cocktail, des smokings sur mesure aux serviettes de bains aux motifs de corps nus. Les danseurs font valoir leur union et leurs singularités, comme une grande formation jazz dont les motifs maîtrisés laissent place à des variations solitaires.

Le jazz, cependant, ne sert pas de bande son à Àgua. Autres rythmes, autres gammes. Les compositions sont nombreuses et ont comme point commun d’avoir par leurs consonances, modelé ce voyage. Baden Powell, Caetano Veloso, David Byrne, etc. Rythmes et mélodies brésiliens sont variés et entraînant. On se projette lors d’une soirée alcoolisée, au dress code multiples, entre les immeubles et la végétation, à écouter les cuivres et les vocalises en s’approchant doucement de la piste de danse, le sourire et la cigarette aux lèvres, avec un grand canapé en demi-cercle pour s’assoir en cas de lassitude ou de flirt. La chatoyance du plateau peut surprendre chez celle qui monta les désormais célèbres Café Müller et Nelken (les œillets) mais les palmiers, vidéos ou en plastique sont autant de clins d’œil à un pays qui inspire de nouveaux gestes, entre le carimbo, la lambada ou le tango brésilien.

Pourquoi l’eau pour une chorégraphie sur le Brésil ? Cette eau, on la voit en vidéo en suivant des pêcheurs en mer, lors de vues aériennes des énormes chutes d’Iguaçu, sur le plateau quand elle est bue et recrachée sur les uns et les autres, lorsqu’elle coule le long de canaux bricolés et portés par l’ensemble des danseurs. L’eau est ici métaphore de ces scènes brésiliennes toujours mouvantes, mais on y voit aussi le feu, l’air et la terre. Et surtout la végétation. La compagnie du Tanztheater Wuppertal prolonge le langage développé par Pina Bausch dans un spectacle qui créé un Brésil itinérant, étendu, comme une Amazonie qui ne serait plus à l’intersection de neuf pays mais irait jusqu’à l’Allemagne.

Vu au théâtre de la ville. Mise en scène & chorégraphie Pina Bausch. Décor Peter Pabst. Photo Oliver Look.