Photo 10000 Gestures Mayfield MIF 790 Tristram Kenton © MIF

10000 gestes, Boris Charmatz

Par Wilson Le Personnic

Publié le 6 novembre 2017

Créé en avant première au Manchester International Festival l’été dernier avant d’être présenté dans un hangar de l’aéroport de Tempelhof à Berlin en ouverture de saison de la Volksbühne où le chorégraphe est désormais artiste associé depuis septembre dernier, 10000 gestes est la dernière création de Boris Charmatz. Programmée pour la première fois en France au Théâtre national de la danse de Chaillot dans le cadre de la 46e édition du Festival d’automne à Paris, la pièce fut présentée sur la scène du grand plateau de la salle Jean Vilar entièrement dénudé pour l’occasion.

Si Boris Charmatz nous avait habitué ses dernières années à des projets hors normes en nous donnant rendez-vous en dehors du théâtre (avec notamment l’événement If Tate Modern was Musée de la danse? à Londres, 20 Danseurs pour le XXe siècle dans les musées, la version in situ de manger, danse de nuit dans des espaces publics ou encore avec l’événement Fous de danse), son dernier spectacle, intitulé 10000 gestes, est un retour au dispositif traditionnel du théâtre scène/gradin. À l’instar de ses dernières créations qui portent à travers leurs simples noms la couleur des enjeux et le concept du spectacle (Flipbook en 2009, enfant en 2011, manger en 2014, danse de nuit en 2016…), le simple titre 10000 gestes amorce également un imaginaire spéculatif qui esquisse la folle entreprise de son créateur : inventer dix mille gestes uniques qui ne se répètent jamais.

Après avoir signé les costumes du précédent opus danse de nuit (2016), le styliste Jean-Paul Lespagnard habille une nouvelle fois les danseurs de Charmatz de vêtements incongrus et loufoques : des leggings simili jean, des tissus aux motifs criards et bigarrés, des perruques cousues sur des cagoules couleur chair, des uniformes de GIGN (sans doute en écho à la dernière vidéo d’Aernout Mik, Double Bind, seconde collaboration du vidéaste plasticien avec le Musée de la danse dont Boris Charmatz est le directeur) ou encore des hommes en simple gaine de danseur. Encadré par une installation lumineuse minimale de l’éclairagiste Yves Godin, qui flotte de part et d’autre de la scène, ce saisissant carnaval aura pour seul et unique musique des bribes du Requiem de Mozart dont les accords sont disséminé tout le long du spectacle parfois mêlés à d’autres sons aux consonances urbaines.

Les gestes fusent, les corps se dispersent, chacun exécute une succession de gestes, vite, toujours plus vite, jusqu’à ce qu’on ne sache plus ni où ni qui regarder. Cette logorrhée ininterrompue de gestes disparates ne permet pas de tout saisir, le regard cherche, balaie la foule, se pose sur un interprète, l’isole de ses partenaires quelques secondes avant de passer à quelqu’un d’autre. Les gestes déferlent, s’accumulent jusqu’à se perdre dans l’oubli. Ne reste alors que le souvenir fantomatique de gestes enfantins, banals, provocateurs, drôles, sauvages, régressifs, dramatiques, burlesques, quotidiens, violents, sexuels, bestiaux, tendres, virtuoses, etc. Cette perte de repères fait alors naître une impression de chaos et un sentiment de frustration, ce qui était déjà caractéristique des précédents spectacles du chorégraphe : il était impossible de saisir l’entièreté de manger (dans sa version in situ) ou de danse de nuit. « Je découvre un nouveau spectacle chaque soir » a confié Boris Charmatz lors du bord de plateau à Chaillot.

Interprété par un casting quatre étoiles, 1000 gestes est une véritable explosion de comètes, un melting pot chorégraphique au sein duquel chaque danseur apporte une singularité à l’ensemble hétérogène. Sur le plateau de Chaillot, il sont une vingtaine de danseurs dont certain travaillent avec Charmatz depuis de nombreuses années : Dimitri Chamblas (avec qui Boris a cosigné son premier spectacle À bras-le-corps en 1993), Olga Dukhovnaya, Or Avishay, Matthieu Burner, Maud Le Pladec (aujourd’hui directrice du Centre Chorégraphique National d’Orléans), Mani Mungai, Nuno Bizarro ou encore l’américain Frank Willens (avec qui Boris danse le solo Sans titre (2000) de l’artiste Tino Sehgal). Et une flopée de danseurs qu’on découvre ou retrouve ici avec plaisir : le rappeur et danseur congolais Djino Alolo Sabin, Salka Ardal Rosengren (notament aperçue dans les pièces de Daniel Linehan), Régis Badel, Jessica Batut, la danseuse et chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré, Alina Bilokon, Sidonie Duret, Bryana Fritz, Alexis Hedouin, Kerem Gelebek (danseur phare de Christian Rizzo), Rémy Héritier, Samuel Lefeuvre (danseur pour notamment Alain Platel et le collectif Peeping Tom), Johanna-Elisa Lemke, Noé Pellencin et Solene Wachter.

Si la partition de 10000 gestes est avant tout constituée de soli autonomes, le chorégraphe a ponctué le spectacle de séquences collectives où les danseurs forment des tableaux chaotiques brouillés de paroles adressés, de cris et de hurlements. De cette cohue confuse et bruyante s’échappe une accumulation d’images dont le dessin cauchemardesque forme un paysage après la bataille où les derniers survivants sont livrés à eux-mêmes. Dans un excès de vélocité débridée, la chorégraphie finira également par déborder du plateau, les danseurs escaladant les gradins, empruntant au passage des objets aux spectateurs, volant des baisers à certains, tout en décomptant à voix haute un fatidique compte à rebours : 7887, 7888, 7889, 7890, 7891… De cette chorégraphie anarchique restera au final la délicieuse impression d’être face à l’ouverture des portes du Musée de la Danse façon boîte de Pandore, dernier geste de Charmatz avant de quitter son poste de directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne.

Vu au Théâtre national de la danse de Chaillot dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Chorégraphie Boris Charmatz. Assistante chorégraphie Magali Caillet-Gajan. Lumières Yves Godin. Costumes Jean-Paul Lespagnard. Travail vocal Dalila Khatir. Photo © Tristram Kenton / MIF.