Publié le 19 juillet 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Yves Godin.
Quel est ton premier souvenir de danse ?
Probablement enfant, lors de soirées avec mes parents. Je revois mon père enchaînant valses, tangos, et ce qu’il appelait sa « danse russe », tentant quelques grands écarts pour prouver qu’il avait gardé toute sa souplesse. Plus tard, il y a eu Fred Astaire à la télévision, et quelques ballets classiques, à une époque, les années 70, où les étoiles de l’Opéra étaient aussi médiatisées que les chanteurs ou les sportifs.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
C’est une question difficile. La mémoire ne classe pas, elle circule. Chaque période de mon parcours a été marquée par certains spectacles, certains instants, certaines révélations. Parfois, c’est un détail – un geste, une lumière, un silence – qui reste. Mais s’il faut citer : dans les années 80, Nelken (1982) de Pina Bausch – une forme d’art total. Trahison Men (1985) de Mark Tompkins, dont l’approche plastique a nourri mon envie de travailler la lumière. Et puis Einstein on the Beach(1976) de Bob Wilson, ce moment où une barre de lumière se redresse et disparaît dans les cintres. Les spectacles de Merce Cunningham ont toujours eu un grand effet sur moi : cette richesse née de la rencontre d’éléments autonomes, construisant un monde à la fois physique, mental et sensoriel. Au milieu des années 90, Jérôme Bel de Jérôme Bel a marqué un basculement. Une remise à plat. Une forme de « dégagisme » salutaire, sans que je tombe pour autant dans un rigorisme conceptuel. Et puis Claude Régy, notamment Quelqu’un va venir (1999), qui m’a fait saisir ce qu’est, profondément, le théâtre : un espace, un son, une lumière, un corps, une voix, dans lesquels le temps circule.
Quel est ton souvenir le plus intense lié à un spectacle auquel tu as collaboré ?
Impossible d’en choisir un seul. Mais enfant de Boris Charmatz, joué à la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon, le 7 juillet 2011 entre 22h et 23h, concentre peut-être tout ce que je cherche : la fin d’une création longue, complexe, pleine de doutes, de conviction, d’excitation. Un lieu mythique. Deux mille personnes. Une météo idéale. Une équipe technique, production, communication, totalement investie. Le spectacle a été rejoué ailleurs, avec toujours cette puissance de projection, mais ce soir-là, une alchimie rare s’est produite. Quelque chose s’est aligné. Un moment de grâce. Peut-être ce que l’on cherche sans savoir toujours le nommer.
Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans ton parcours ?
Évidemment, la plus marquante est celle avec Boris Charmatz, commencée en 1994 et toujours active. Plus de vingt-cinq ans de spectacles, d’événements, de performances. Mais je ne peux pas ne pas évoquer d’autres artistes avec qui j’ai partagé des moments intenses de création et de vie : Hervé Robbe, Emmanuelle Huynh, Rachid Ouramdane, Pierre Droulers, Alain Buffard, Vincent Dupont, Olivia Grandville, Pascal Rambert… et d’autres encore. Ce sont des collaborations qui se nourrissent les unes des autres. La plus importante n’est peut-être pas une personne, mais une génération d’artistes. J’ai besoin de points de vue multiples, voire contradictoires, pour comprendre ce que je fais. Comme spectateur, je ne cherche pas une vision unique, mais une polysémie. Avec Boris, ce qui me frappe, malgré la familiarité, c’est qu’on repart toujours de zéro. À chaque projet, il faut réinventer un nouveau logiciel de perception. Il y a une sorte de déconstruction mentale à vivre avant de pouvoir recomposer. Être force de proposition dans ce cadre, c’est apporter avec soi ce qu’on a expérimenté ailleurs. Parfois, il faut du temps pour comprendre ce qu’on a réellement fait, et c’est un autre projet qui l’éclaire. Le travail avec Boris n’est jamais narratif, ni psychologique, ni abstrait au sens académique. Il est formel, mais pas figé. Il engage le mouvement, l’espace, le temps, l’énergie. Il fait advenir quelque chose qui nous dépasse, sans que ce soit jamais totalement formulé. C’est un travail qui réclame des moyens, du temps, de la confiance, rares aujourd’hui. J’ai de plus en plus l’impression que tout mon travail ne forme qu’un seul fil, un cadavre exquis en mouvement où chaque projet dialogue avec les précédents et les suivants.
Quelles œuvres retrouvent-on dans ton panthéon personnel ?
Je ne pense pas en termes de panthéon. Ce mot me semble figer, enfermer. Les œuvres continuent de vivre, de changer, tout comme notre regard. Certaines pièces m’importent profondément, mais surtout parce que je les ai croisées à un moment donné, dans un contexte précis. Je pense aussi aux interprètes : Vera Montero dans telle pièce, Benoît Lachambre, Marco Berrettini dans telle autre… Ce sont des présences qui restent, même si le propos du spectacle m’échappe parfois. Ce sont des corps qui habitent durablement la mémoire.
Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?
Continuer à exister avec ses propres outils : le corps, le temps, l’espace. Des matières simples, données en partage. J’ai peut-être la naïveté de croire que plus le monde devient virtuel, robotisé, standardisé, plus la danse, dans sa gratuité, son énergie, sa dimension collective et symbolique, devient essentielle. Elle est une forme d’insaisissable. Un contre-pouvoir. Tous les corps y ont leur place : virtuoses, amateurs, enfants, personnes âgées, personnes en situation de handicap, tous genres confondus. Remettre le corps au centre, dans une communauté infinie de gestes. L’adversité est là, mais le geste persiste.
Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Celui qu’il a toujours eu : faire de l’art. Ne pas céder à la pression du sens, de la rentabilité, de l’utilité. Ne pas commenter le monde, mais en restituer la complexité, les zones de trouble, d’incertitude, d’ambiguïté. Créer des zones de perception, des interstices. Et refuser l’obligation de réponse.
Photo Yves Godin.
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