Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 avril 2015
Avec Vanishing Point, Marc Lainé poursuit son exploration d’un théâtre aux frontières du cinéma, de la musique et du rêve. Entre road trip halluciné dans le Nord du Québec et plongée intime dans les limbes d’une femme en fuite, il orchestre un récit à la croisée des mondes, porté par une scénographie inventive et une distribution franco-québécoise d’exception. Rencontre avec un metteur en scène qui trace ses routes mentales à même le plateau.
Quel a été le point de départ de Vanishing Point ? Comment les figures de Tom, Suzanne et Jo ont-elles surgi dans ton imaginaire ?
C’est toujours difficile de décrire précisément un processus de création. Pour chaque projet, il y a une intuition fondatrice, un flash, un vertige, qui conditionne tout ce qui suivra. Pour Vanishing Point, je voulais absolument mettre en scène un road trip, ce genre si cinématographique, mais le transposer au théâtre, dans un espace clos et immobile. Très vite, le voyage est devenu mental, intérieur. Alors est née l’image de cette femme, Suzanne, enfermée dans son garage, en train de se suicider au gaz d’échappement, et qui, dans cette suspension entre vie et mort, entame un voyage hallucinatoire. C’est dans cette atmosphère que sont apparus les premiers éléments : une voiture, un groupe de rock, une chanteuse fantomatique, et un jeune auto-stoppeur surgissant comme un messager ou un souvenir. Au départ, je pensais situer cette histoire aux États-Unis. Mais une rencontre avec Ginette Noiseux, directrice de l’Espace Go à Montréal, a tout changé. Elle m’a parlé de la route de la Baie-James, un ruban de 600 kilomètres qui traverse le territoire Eeyou Istchee des Cris, un espace vaste, isolé, mystique. Je suis parti là-bas. Et cette traversée a nourri tout le récit.
Les personnages semblent avoir été écrits sur mesure pour Sylvie Léonard, Pierre-Yves Cardinal et Marie-Sophie Ferdane. Comment s’est passée l’écriture ?
Oui, c’est vrai. J’ai écrit Vanishing Point en pensant spécifiquement à eux. Leur énergie, leurs contradictions, leur parcours m’ont profondément influencé. Ce sont des artistes aux présences très marquées, très différentes, mais qui dialoguent magnifiquement ensemble. La force vitale de Sylvie Léonard, par exemple, a littéralement réorienté la trajectoire de Suzanne, qui aurait pu être un personnage sombre et figé, mais qui devient lucide, libre et vibrante.
Tu retrouves le groupe Moriarty, avec qui tu avais déjà collaboré. Quelle place occupe la musique dans cette création ?
La musique est vraiment l’ossature émotionnelle de Vanishing Point. Avec Stephan Zimmerli des Moriarty, nous avons fait ce voyage dans le Grand Nord ensemble. Il a partagé le choc des paysages, l’étrangeté de cette terre. Ensuite, pendant une résidence, j’écrivais pendant que le groupe composait. On avançait dans un aller-retour constant, une sorte de ping-pong entre texte et sons. On s’est accordés sur une atmosphère commune : un mélange de mélancolie rock, d’étrangeté chamanique, de dérive existentielle.
Tous tes personnages semblent être en quête, ou même en fuite. Est-ce que tu considères tes histoires comme des trajectoires initiatiques, même inconscientes ?
Oui, c’est peut-être ce que je recherche dans le théâtre : l’idée d’un déplacement intérieur, de gens qui fuient pour mieux se retrouver. Il y a cette chanson de Chet Baker, Let’s Get Lost… Cette phrase est pour moi presque un manifeste artistique. Se perdre, c’est aussi renoncer au contrôle, s’ouvrir à l’imprévu. C’est comme ça que naît un véritable voyage. Et peut-être que l’acte théâtral, comme le road trip, repose avant tout sur cette dérive.
Vos pièces baignent toutes dans une atmosphère cinématographique, c’est d’autant plus visible dans Vanishing Point puisque vous intégrez au dispositif scénique deux caméras qui filment en direct les personnages sur le plateau
Ce que j’aime, c’est brouiller les pistes. Pour Vanishing Point, on a intégré un dispositif scénique où deux caméras filment les acteurs en direct, à l’intérieur de la voiture. Ces images sont projetées au-dessus de la scène, comme un film en train de s’écrire en temps réel. Cela permet de jouer sur les gros plans, sur une intimité cinématographique, tout en gardant la vibration du jeu théâtral en direct. Le récit, lui aussi, est construit comme un montage : deux temporalités, deux réalités, qui se superposent, se fondent, s’échappent.
Quelles ont été tes inspirations pendant l’écriture de Vanishing Point ?
C’est un mélange, comme toujours : le cinéma indépendant américain (Lynch, les frères Coen, Jarmusch), la littérature de McCarthy ou Pynchon, David Foster Wallace, mais aussi la culture pop, les séries HBO, les comics… Tout ce qui peut convoquer un imaginaire collectif tout en ouvrant une faille poétique. Je m’inspire d’une certaine mythologie américaine, mais je la déplace, je l’interroge.
On retrouve dans tes pièces certains motifs récurrents : la glace, les chambres d’hôtel, les paysages déserts. Tu y es attaché ?
Oui, c’est vrai. Je ne sais pas toujours pourquoi ces éléments reviennent. La glace, par exemple, c’est un motif que j’ai exploré dès Break Your Leg, sur l’affaire Nancy Kerrigan/Tonya Harding. Peut-être qu’elle symbolise une forme d’immobilité sous tension, un danger latent, une surface à briser. Les chambres d’hôtel, c’est pareil : des lieux de passage, sans ancrage, où tout peut arriver. Je pense que je construis mon théâtre comme on construit une cartographie intérieure : des lieux, des émotions, des figures qui reviennent, transformées.
Vu à Chaillot. Photo Patrick Berger.
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien