Photo © Tine Declerck

Tim Etchells « Le langage est déjà un mouvement »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 novembre 2017

Tim Etchells est écrivain, metteur en scène et figure majeure de la scène performative contemporaine. Depuis plus de trente ans, il développe un travail à la frontière des disciplines, entre théâtre, art visuel, écriture et performance. Régulièrement associé à la chorégraphe Meg Stuart, il explore avec elle les rapports entre langage et mouvement. À l’occasion de Shown and Told, leur dernière collaboration, il revient sur leur méthode de travail, sur l’improvisation comme outil de création, et sur ce qui relie, au-delà des formes, deux artistes venus d’univers différents mais animés par les mêmes questions.

Ta première collaboration avec Meg Stuart remonte à 2001 avec la création d’Alibi. Quels souvenirs gardes-tu de cette première rencontre artistique ?

Je ne me rappelle plus exactement dans quelles circonstances nous nous sommes rencontrés, mais je pense que c’était dans un atelier à Zurich. Peu de temps après, Meg m’a invité à travailler sur l’écriture d’Alibi. Je suis allé aux répétitions, j’ai rédigé des textes originaux et j’ai aussi travaillé à partir de matériaux issus d’improvisations faites avec les interprètes. C’était stimulant à plusieurs niveaux, car cette hybridation entre texte, théâtre et danse était quelque chose que j’aimais, mais que je n’avais pas encore exploré de manière aussi concrète. Évidemment, cela faisait écho à ce que je faisais déjà avec Forced Entertainment, où le travail sur le texte en tant que collage, à partir de matériaux multiples et hétérogènes, était central. Mais là, c’était autre chose : voir quelqu’un d’autre mener un processus créatif, avec une grammaire très différente. Meg et moi avons des méthodes radicalement distinctes, et pourtant, la collaboration a généré des affinités profondes.

Depuis, vous avez travaillé ensemble à plusieurs reprises, notamment sur It’s not funny en 2006 et All Together Now en 2008. Aujourd’hui, vous co-signez Shown and Told. Quelles forces communes sont à l’œuvre dans votre travail ?

Meg et moi partageons cette idée d’un être humain comme un lieu de passage, un point de jonction entre des voix multiples, des impulsions, des présences, que ce soit sur le plan physique ou linguistique. Ce qui nous réunit, je crois, c’est une fascination commune pour la métamorphose, pour les états intermédiaires, pour l’instabilité du sujet. Cette instabilité, on la retrouve aussi bien dans les glissements de langage que dans les transformations du corps en mouvement. Beaucoup de forces nous traversent en permanence, et nos pratiques respectives en sont le reflet. Je dirais que nos langages sont différents, mais nos préoccupations, elles, se rejoignent.

Peux-tu revenir sur la genèse de votre dernière collaboration, Shown and Told ?

Nous nous sommes retrouvés presque par hasard, il y a environ deux ans, dans le cadre d’Expo Zéro, un projet de Boris Charmatz à Berlin. On faisait partie d’un groupe d’artistes réunis autour d’expériences d’improvisation. Avec Meg, on a commencé à jouer avec des structures très simples, des échanges de gestes et de paroles. Très vite, on a senti qu’il y avait quelque chose à creuser. À partir de là, on a développé du matériau, on a ajouté de nouveaux éléments, et peu à peu, le squelette de Shown and Told s’est mis en place. Aujourd’hui, la pièce repose sur une structure globalement fixée, mais elle laisse une grande place à l’improvisation, à l’intérieur de cadres définis. On connaît nos outils, nos matériaux, nos gestes récurrents, mais ce qui se passe réellement chaque soir reste ouvert. Il y a un jeu entre les repères et les zones de flou.

Comment vos pratiques respectives – danse et écriture – se sont-elles rencontrées en studio ?

Nous sommes tous les deux fascinés par la manière dont le mot peut devenir image, comment le texte peut moduler une perception, ou comment un geste peut réorienter complètement la signification d’un mot. Dès le début, nous avons expérimenté un dispositif de descriptions croisées. Parfois, je tente de décrire ce que fait Meg sur scène, parfois c’est elle qui répond à ce que je dis, en le traduisant physiquement, ou en le contredisant. Ce va-et-vient crée un espace de dialogue, mais aussi d’écart, de dissonance productive. On ne cherche pas l’illustration mutuelle, mais la friction entre les matières.

Que permet cette double pratique sur scène ?

Pour moi, c’est l’occasion d’incarner le langage. Les mots que j’écris ne restent pas enfermés dans un écran ou sur une page, ils entrent dans l’air, dans le souffle, dans une matérialité immédiate. Je suis très attentif à la manière dont un mot circule dans le corps, comment il affecte la posture, le rythme, l’espace. Même l’acte de parler, accélérer, haleter, suspendre la voix, devient une action physique. Le langage, en ce sens, n’est pas une abstraction : il vibre dans le présent du corps. Et il y a aussi des moments où je me tais, et où Meg prend le relais. Ou alors, on se tait tous les deux, et ce silence devient un matériau à part entière.

On voit de plus en plus de chorégraphes s’intéresser au texte et aux écrivains. À ton avis, pourquoi ?

Parce que le langage est déjà un mouvement. Parler, c’est déplacer de l’air, déplacer son corps. Et les mots qu’on utilise, ou qu’on entend, ont une charge presque kinétique. Ils orientent, provoquent, déclenchent des gestes.Beaucoup de chorégraphes sentent que le texte n’est pas forcément un parasite de l’image, mais une extension possible du mouvement. Et inversement, les écrivains peuvent être inspirés par la manière dont un geste échappe à la signification.

En dehors de ta collaboration avec Meg Stuart, tu travailles régulièrement avec des danseurs. Qu’est-ce qui t’attire dans ces collaborations, notamment en dehors de Forced Entertainment ?

Je suis toujours attiré par les artistes qui traversent les frontières de leur discipline, les metteurs en scène qui s’aventurent vers la musique ou l’installation, les chorégraphes qui flirtent avec le texte ou les pratiques sociales, les plasticiens qui s’essayent à la scène. Travailler avec des danseurs, c’est changer d’économie. C’est repenser le temps, l’espace, l’énergie, avec d’autres outils, d’autres rythmes. Dans le théâtre, on pense souvent en termes de narration linéaire, avec une frontalité évidente. Les danseurs, eux, travaillent sur d’autres logiques, plus intuitives, plus fragmentaires, plus organiques. Et puis, il y a la qualité de présence. Je pense à Fumiyo Ikeda, Wendy Houstoun, aux danseurs du Tanztheater Wuppertal, bien sûr à Meg… Ce sont des interprètes qui savent jouer de leur propre matière, façonner l’instant, avec une singularité sidérante.Pour moi, la danse ou le jeu ne sont que des outils parmi d’autres, ce qui m’importe, c’est la capacité à produire de l’attention, à creuser une relation avec le spectateur.

Vu au Centre Pompidou. Photo Tine Declerck.