Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 août 2019
Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Tatiana Julien.
Notamment interprète pour Thomas Lebrun, Olivia Grandville et Boris Charmatz, la danseuse et chorégraphe Tatiana Julien signe ses propres projets depuis 2010. Après plusieurs pièces créées en collaboration avec le musicien Pedro Garcia-Velasquez et l’écrivain Alexandre Salcède, elle développe plusieurs projets in-situ dont Prière de ne pas détruire et La Cité (éphémère) de la danse dans le cadre du programme européen Dancing Museums ou encore la pièce déambulatoire Turbulence, concert chorégraphique et immersif au casque. Sa dernière création Soulèvement, un solo sur la Résistance, est actuellement en tournée.
Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?
Mes premiers souvenirs de danse sont ceux partagés avec mon père, en Picardie, lors des fêtes de famille dans les salles des fêtes d’usage sur ces mêmes playlists dansantes – lobotomisantes – écoutées par tous : Gilbert Montagné, Claude François, Image… Mon père dansait sur les tables avec un jeu de jambe historique, des visages clownesques. Sans avoir bu, il était dans une ivresse totale. Il usait du strip-tease, des sifflements, des cris… Rien ne pouvait l’arrêter. Je devais avoir 5 ou 6 ans d’abord, et nous avions trouvé une complicité folle dans ces danses sans limite.
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?
C’est comme si j’avais toujours voulu danser, mettre en scène, faire des spectacles. La danse m’est apparue essentielle très tôt, comme le seul moyen de canaliser un trop plein d’énergie et un contexte social morbide. Le village où j’ai grandi accumulait de croustillants faits divers proches de la fiction, comme de nombreux crimes passionnels, des suicides, des violences affectives non loin de celles citées par l’écrivain Edouard Louis. Ma famille n’a pas été épargnée de cette violence sociale et mon père était bipolaire, dépressif et suicidaire. On enrôle souvent des personnages au sein du système familliale, le mien devait injecter de la vie, de la joie, de l’humour, du débordement, du vivant. La danse me permettait cela. Elle me permettait la démesure. Elle répondait à un besoin frénétique de bouger, sans cesse, mais aussi de cracher, de hurler, de jouir avec mon corps comme bon me semblait. Au fond je suis toujours cette petite fille là mais bien évidemment mon désir de danser, de chorégraphier s’est étoffé, politisé, il a pris de la distance, de l’épaisseur…
En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?
En tant que chorégraphe, je défends une danse engagée et sincère avant tout. Une danse aussi, qui ne se laisse pas tenter par un marché de l’art que j’estime trop souvent calqué sur le système de l’entertainment, du fashion ou du softpower. Mes deux dernières créations se jouent de ces codes-là. Je crois actuellement en une danse qui embrasse toutes les danses, à commencer par le petit geste de tous les jours, le flux des gens dans la rue, leur façon de s’inscrire dans l’espace… C’est pour cette raison que j’ai toujours intégré des amateurs dans mes créations. Je crois que la danse est un art de l’empathie, du partage, de l’humain. Ici réside selon moi une profonde résistance politique qui dépasse les enjeux des chapelles esthétiques de la danse contemporaine française ou encore d’une espérée « signature chorégraphique ».
Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectatrice ?
Je n’ai pas de best of de spectacles. Certaines choses m’ont bouleversées à des époques, d’autres n’ont pas résonné en moi. Et puis il y a ces spectacles qui restent avec le temps. D’autres impactants et éphémères. Ceux où l’on s’ennuit et où l’on atteint un état proche du rêve ou du fantasme… Je crois qu’il est important de penser que chaque artiste apporte une pierre à un édifice qui dépend des autres pour tenir debout. Il n’y a pas de Créateur.rice ni d’Oeuvre en soit selon moi. Les oeuvres sont des parcours collectifs, poreux et inconsommables.
À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?
J’ai le sentiment que la danse doit répondre aux qualités qui lui sont intrinsèques, à ses propres enjeux : le corps, les humains, l’expérience. Ce n’est pas du tout une vision puriste, au contraire. Le corps est traversé par le monde. Et je me demande effectivement ce que c’est que de chorégraphier en 2019 ces corps traversés par ces avalanches d’images qu’on ose à peine croire ; réfugiés climatiques, manifestations, violences policières, misères sociales, corps au summum de leur désincarnation : culture du numérique, du buzz, du gif… Haine, crise de la démocratie, disparition de la faune et de la flore… Peut-être que la danse peut juste se proposer de revenir au corps qui touche, qui sent, qui regarde, au corps brut, en plein effort ou en plein vide.
À vos yeux, quel rôle doit tenir un artiste dans la société aujourd’hui ?
A cette question je ne peux m’abstenir de paraphraser Camus qui explique que chaque génération se croit vouée à refaire le monde, mais qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est celle d’empêcher que le monde se défasse. Les artistes en ce sens ont surement cette promesse intime à se faire à eux-mêmes qui est celle de se mettre au service de la liberté, d’être une sorte de garant de la dignité humaine. A toute époque ces phrases auront du sens, et je crois que cette quête de liberté ne cessera jamais d’être indispensable.
Photo © Hervé Goluza
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