Par Céline Gauthier
Publié le 21 février 2020
Sensible aux mouvements climatiques et à l’urgence des gestes attendus en retour, le chorégraphe Daniel Linehan s’attache à lier pensée mésologique et création chorégraphique. Portée par un puissant quintette, Sspeciess dévoile l’inquiétude d’une humanité laissée pour compte : inspirée de la pensée du philosophe écologiste Timothy Morton, la pièce déploie des jeux d’analogies entre l’espace scénique et l’écosystème animal. Les entrelacs qui en résultent sont désignés avec ostension par des références parfois très explicites qui enclosent la pièce sous une chappe interprétative sans doute superflue.
Ces inhabiletés ne doivent pourtant pas éclipser un travail autrement plus subtil d’écriture gestuelle et de composition scénique : si la présence manifeste en fond de plateau d’objets informes et délaissés – toiles, bâches, sachets plastique – induit de manière univoque une lecture critique de l’empreinte des activités humaines, on s’attache d’autant plus à la dynamique symbiotique qui s’esquisse dans le paysage scénique, occupé en son centre par des cadres de bois évidés et posés en équilibre sur leur tranche. Ils servent de perchoir aux danseurs, qui l’escaladent et s’y suspendent, immobiles, tandis que leur fragilité laisse craindre qu’ils ne s’écroulent au moindre filet d’air – comme celui que le quatuor propage dans la salle lors du prologue, modulant un souffle puissant dans des cônes de chantier. Sspeciess interroge les matières et leur substance, leur mutabilité et les textures qui en résultent : le tapis de sol, par ses ondulations, évoque fugacement les images terrifiantes du 6ème continent de plastique qui flotte sur les océans. Le plateau semble quadrillé de plaques tectoniques, reliées par un fil que les danseurs déroulent sur la scène et jusque à nos sièges : il stabilise les cadres de bois tout autant qu’il les relie dans un microcosme où le moindre tressaillement de l’un de ses maillons induirait une puissante réaction en chaîne. Elle nous invite à percevoir ces fils comme des réseaux aux liaisons invisibles, filaments de mycélium ou ondes de propagation du sonar, qui ravivent la qualité organique des éléments scéniques : les cadres de bois rigoureusement symétriques, composés de bois scié, cloué puis peint côtoient de lourdes branches noueuses à l’écorce moussue qu’à leur tour les danseurs soupèsent et placent en en équilibre sur la paume de leur main. Ces effets de miroirs et de mise en abyme, très visibles ou plus inattendus tant dans les structures scéniques que relationnelles, témoignent d’une écologie scénique à la cohérence ténue, dont les éléments semblent cousus par un fragile faufil.
Ceci s’exprime par d’infimes hiatus : des costumes à l’ajustement étrange, trop lâches mais barrés de plis profonds, qui masquent des gestes raccourcis, les articulations ployées en-dedans ; ils soulignent des contractions inusuelles qui façonnent une gestualité bancale, inorganique et entravée. En émergent des formes humanoïdes, dissimulées sous des monceaux de tissu. Ces chimères aux silhouettes inquiétantes composent une tonalité aigre-douce, telle cette bâche plastique qui, portée par un souffle d’air, traverse le plateau avec grâce et légèreté, pourtant déchet prédateur lorsqu’elle se dépose sur les structures de bois pour les étouffer. C’est à ces dynamiques interstitielles que Sspeciess nous rend sensible, plongés dans une atmosphère sonore indistincte où les stridulations assourdissantes de chants d’oiseaux se confondent avec l’âcreté des bruits anthropiques, déjouant nos préjugés auditifs.
L’harmonie de ces divers objets et des situations qu’ils inspirent opère cependant par une attitude d’écoute, tant physique qu’éthique : les danseurs suspendus aux cadres de bois se délestent de leur poids et, immobiles, en suspens, laissent la voix du philosophe s’immiscer en eux : le texte récité se mue en douce ritournelle dont l’écho se propage jusqu’à nous, invitant à la contemplation des corporéités modelées par les remous d’une attitude contrariée d’absorption et de déprise, dont résulte une gestuelle très aqueuse. Bien que chaque danseur évolue dans l’orientation spatiale et dans la gamme de mouvement qui lui est propre, tous partagent une même rythmicité dont l’œil embrasse les dynamiques d’un seul mouvement.
Vu au Théâtre de la Cité internationale dans le cadre du festival Faits d’hiver. Conception, Chorégraphie Daniel Linehan. De et avec Gorka Gurrutxaga Arruti, Anneleen Keppens, Daniel Linehan, Victor Pérez Armero, Louise Tanoto. Scénographie 88888. Dramaturgie Alain Franco. Costumes Frédérick Denis. Lumières Grégory Rivoux. Son Michael Schmid et Raphaël Hénard. Photo © Danny Willems.
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