Photo Mehrdad Motejalli

Sorour Darabi « Je me sens beaucoup plus politique en France qu’en Iran »

Par Wilson Le Personnic

Publié le 4 octobre 2018

En seulement deux pièces, Sorour Darabi s’est imposé-e dans le paysage chorégraphique français. Mêlant sa propre histoire intime avec des problématiques formelle, l’artiste produit une oeuvre organique à son image : fluctuante, insaisissable qui navigue entre les catégories et les étiquettes. Revenir sur les enjeux de sa pièce Farci-e et sur les mécanismes qui construisent sa pratique revient à évoquer son parcours, ses multiples déplacements et toute la fluidité dont il-elle fait preuve.

Avant d’être diplômé-e du Master Exerce du CCN de Montpellier en 2015, Sorour Darabi était déjà établi-e dans le milieu de la danse underground en Iran, notamment au sein du festival ICCD (Invisible Centre of Contemporary Dance) depuis devenu un grand événement à Téhéran : « En 2010, lors de la première édition du festival, il n’y avait qu’une vingtaine de spectateurs dans la salle, nous avions eu trop peur de faire de la publicité, la milice aurait pu débarquer pour censurer et trouver un prétexte pour nous mettre en prison. » Passées ces premières années à chercher comment vivre de sa pratique, cet-te autodidacte prend finalement la décision de quitter son pays pour la France : « Je savais que si je restais à Téhéran, j’allais rester un artiste underground. Y danser reste en soit un acte politique car c’est interdit, mais danser ne fait pas avancer ni bouger les choses… Aujourd’hui, avec du recul, je peux dire que je me sens beaucoup plus politique en France qu’en Iran. Être une personne racisée en France dans le milieu de la danse, c’est en soi politique. »

Transfuge

Sorour Darabi trouve dans la formation du CCN de Montpellier une nouvelle sécurité pour développer son travail et asseoir son identité, mais passé le temps de la découverte, la déception est franche : l’artiste comprend très vite avoir fantasmé la vie, la danse en France et en Europe. Il-elle raconte en effet avoir passé deux premières années dures et amères : « Vivre en France en tant que personne racisée est une situation très violente. Ces deux années à Montpellier ont représenté une prise de conscience, sur moi, sur ma place en tant qu’artiste dans le milieu de la danse, mais aussi sur mon nouveau statut de citoyen européen. »

Au delà d’un racisme ambiant que l’artiste a dû subir, il-elle témoigne également de son désarrois face aux esthétiques normatives de la danse contemporaine en France : « J’ai dû me positionner, trouver ma place et ma manière de créer, de partager mon travail. » En effet, contrairement aux autres danseurs de sa génération, Sorour Darabi n’a pas suivi de formation danse. Il-elle choisi le pied de nez et travaille cette différence : « Je suis conscient de ne pas avoir de technique, de travailler de manière étrange et de ne me conformer à aucune norme. Mais rien ne m’ennuie plus que lorsque je vois un corps technique sur-exposé sur scène. Je sais que mon corps n’est pas le même que celui des autres mais je m’en fou. »

Langue étrangère

Si les processus d’intégration étaient déjà une gageure en soit, apprendre le français a été particulièrement douloureux : « En tant que personne trans, la question du langage a été compliquée, c’est devenu violent de devoir m’identifier à chaque fois que je devais parler… identifier mon genre dans mes phrases était très gênant pour moi. » En effet, le farsi, sa langue maternelle, n’utilise pas de genre, alors que le français oblige à choisir constamment entre le masculin et le féminin. À défaut de se sentir accueilli-e dans ce langage dichotomique, il-elle fait de ce rapport à la langue le moteur de Farci-e en 2016, sa première création à la sortie du CCN de Montpellier.

Cette première pièce radicale est aussi dérangeante que surprenante. Sorour Darabi y désamorce tout rapport hiérarchique entre son corps et le public, annihile toute attente spectaculaire et vient mettre en tension sa propre présence et notre regard de spectateur. Bien que ce solo minimal use des codes et de la forme d’une conférence, aucun mot ne viendra pourtant alimenter une quelconque prise de parole : « Le discours s’efface et devient matière » déclare l’artiste. En effet, la pile de papier (sur lequel sont imprimées des citations sur la question de l’identité, nous confie l’artiste) ne servira pas de support de lecture, mais sera froissé, trituré, déchiré, avant d’être mâché et avalé comme une bouillie théorique indigeste.

Un corps alien

Au delà de cette utilisation vacillante du discours, le corps mis en jeu est lui aussi batard. Derrière la table qui lui sert de pupitre, Sorour Darabi semble ne pas contrôler ses mouvements : des feuilles s’échappent et tombent sur le sol, un jet d’eau jaillit d’une bouteille pressée trop fort et inonde les papiers, en dissout l’encre et transforme la matière en une pâte dégoûtante. « Je cherchais un corps étranger, un corps alien. Ce n’est pas un corps qui ne fonctionne pas, c’est un corps qui fonctionne différemment…» L’artiste s’inscrit également contre la standardisation latente du corps dans le champ chorégraphique : « Je voulais aller à rebours de cette hégémonie de corps blancs, musclés et aux pieds parfaits, du corps académique normatif dans le milieu de la danse. »

Sorour Darabi incarne un corps ambigu, qui happe les regards, dans l’idée de le déconstruire et de prendre le contre-pied de ses usages, de ses rouages habituels : « Je suis conscient que je provoque une certaine projection. La violence traverse ma vie en permanence, en tant que personne trans, en tant que personne racisée. Dans mon quotidien, on me regarde beaucoup, on m’insulte couramment, je travaille avec cette violence là dans mes projets. J’ai le sentiment que mon travail artistique, c’est de transformer cette violence en quelque chose poétique, tendre et sensuel. » Sorour Darabi semble ainsi envisager sa recherche artistique comme une pratique curative, comme pour faire fleurir de la beauté là où la violence aurait pu rendre la terre stérile, dans une conception toute alternative de la révolte.

Farci-e, vu au Far° Festival à Nyon. Conception, interprétation Sorour Darabi. Création lumière Yannick Fouassier. Regard extérieur Mathieu Bouvier. Photo © Arya Dil.