Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 20 février 2015
Avec People in a Field, Simon Tanguy signe une fresque chorégraphique sensorielle et collective, mêlant danse, musique live, vidéo et parole. Cinq danseurs et trois musiciens traversent des états de corps, d’énergie et de présence, dans une forme en mouvement constant, à mi-chemin entre le théâtre physique, le road-movie et le manifeste hippie. Entretien.
People in a Field s’inscrit dans un processus de recherche commencé en 2011. Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet ?
En 2011, j’ai créé mon premier solo : Japan. C’est avec cette pièce que j’ai commencé à explorer ce que j’appelais le « corps radio transmetteur », un corps traversé de signaux, d’intentions, d’états qui changent à toute vitesse. Je voulais chorégraphier un corps perméable, capable de glisser instantanément d’une sensation à une forme, d’un état burlesque à une tension dramatique. Cette capacité à être traversé, presque habité par autre chose, m’intéresse toujours autant. Cela crée une tension permanente entre l’improvisation et l’écriture, entre le comique et le tragique, entre contrôle et débordement. Ce sont les fondations physiques et philosophiques que je poursuis dans People in a Field.
Peut-on voir People in a Field comme une continuation de ta précédente pièce Gerro, Minos and Him ?
Oui, clairement. Gerro, Minos and Him repose sur les mêmes principes de transformation corporelle, mais dans un univers beaucoup plus dépouillé. Pas de musique, pas de scénographie : juste trois hommes couverts de boue, sur un plateau nu. Ils arrivent comme échoués, et vivent en direct des expériences fortes, parfois violentes, parfois absurdes. J’ai aussi créé en 2012 un triptyque avec Japan, intitulé Japan.fever.more. Là encore, l’espace vide devient un espace de métamorphose, presque un huis clos. Dans ces pièces, je suis très attaché à l’idée que le plateau se transforme littéralement en un espace-temps autonome : archaïque, onirique, sensible. Tout est à vue : le spectateur assiste à la fabrication d’un monde.
Tu parles souvent de la pièce comme d’un road movie. Pourquoi cette comparaison ?
L’idée s’est imposée en voyant ce groupe avancer, traverser, expérimenter sans retour en arrière possible. Comme dans un road-movie, il n’y a pas d’ellipses, juste un présent continu. Ils avancent ensemble, s’interrogent sur ce qu’ils vivent, sur leurs corps, sur leur place. Une fois cette image du road-movie installée, l’esthétique 60/70’s a émergé naturellement. J’y ai vu un écho aux utopies de l’époque : la quête de liberté, la connaissance de soi, la contestation du modèle dominant, le désir de communauté. Le rock psychédélique, les mouvements civiques, la culture hippie ont nourri cette recherche d’intensité.
Comment as-tu transposé cet imaginaire sur scène ?
Les danseurs incarnent des utopies en mouvement : la volonté de se connaître autrement, de se libérer par l’expérience. Ils réussissent parfois, échouent souvent. Ce qui m’obsède, ce sont les moments de bascule, quand l’énergie déborde, quand tout explose : les mots, les gestes, les émotions. À ces instants, les frontières entre le réel et l’imaginaire, entre la parole et la pensée, se dissolvent. Ce sont des moments où le corps devient le théâtre d’un chaos joyeux, intense, parfois drôle, parfois trop fort pour être léger. Ces états de confusion sont au cœur de ma recherche.
Comment le texte de Chris Dupuy est-il intervenu dans la narration de la pièce ?
J’avais envie d’un texte simple, brut, en anglais international, comme celui qu’on parle quand on voyage : un anglais fonctionnel, partagé. Le texte devait pouvoir changer de rôle, devenir narration, mantra, chanson, confusion. On a écrit ensemble un long texte, puis j’ai repris seul l’écriture, avant que Chris ne réécrive entièrement la matière, avec sa sensibilité. C’est un texte polymorphe, qui accompagne les corps, mais aussi les traverse.
Chaque danseur porte un sweat sur lequel est brodé le nom d’un pays. C’est un clin d’oeil à leurs pays d’origines ?
Je ne voulais pas tomber dans le cliché de la diversité revendiquée, de la tour de Babel. Mais je ne pouvais pas non plus faire comme si leurs identités n’avaient aucun poids. J’ai vu une photo des années 70, dans un livre de McLuhan : trois jeunes au flipper, chacun avec le nom de son pays sur le dos. Ce contraste entre jeu collectif et inscription nationale m’a marqué. Le sweat est un clin d’œil à ça.
Ce n’est pas la première fois que tu collabores avec le musicien Christoph Scherbaum, comment avez-vous travaillé ensemble ici ?
Christoph avait déjà composé pour Japan et More. Pour People in a Field, on voulait partir du rock progressif : une musique expansive, instrumentale, sans paroles, mais très expressive. On a puisé dans Pink Floyd, Can, le Krautrock. La musique agit comme un paysage intérieur : elle structure, elle désoriente, elle soutient les corps sans les illustrer.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce titre énigmatique : People in the Field ?
Je l’ai trouvé dans un train, en lisant un livre sur Francis Bacon. Une peinture violente, avec un titre neutre : A man sitting on a chair. J’ai aimé ce décalage entre le banal et l’intense. People in a Field, c’est pareil. Des gens, dans un lieu indéfini, en attente. Ce champ, c’est autant un espace qu’un état, un paysage mental. Ça parle de cette sensation d’être là, jeté dans le monde, sans mode d’emploi, en quête de sens. C’est l’absurdité magnifique de la vie, et la beauté des instants partagés.
Vu au Théâtre des Abbesses. Photo Etienne Danthez.
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