Photo © Bart Grietens

Salva Sanchis, Radical Light

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 mars 2018

Avec Radical Light, Salva Sanchis signe sa dernière création. Un geste chorégraphique intense et lumineux, porté par une pulsation continue, où la danse de club rencontre la précision formelle de la scène contemporaine. Pour cette ultime pièce, le chorégraphe espagnol s’entoure de quatre interprètes avec lesquels il explore la frontière entre spontanéité et composition, dans un dialogue étroit avec la musique live du duo Discodesafinado.

Avec Radical Light, tu fais tes adieux à la scène. Est-ce qu’on peut voir cette pièce comme une sorte de manifeste final, un résumé de ton parcours chorégraphique ?

J’ai toujours eu le sentiment que mes pièces étaient traversées par une idée de pureté, simplement parce que la danse y était le seul langage convoqué. Mais avec un peu de recul, je crois qu’on peut y déceler une vraie richesse, une stratification subtile de différentes approches du mouvement, selon les projets, les périodes, les collaborations. Il y a 23 ans, alors que j’étais encore étudiant, j’ai dit à un ami : « On devrait juste faire une bonne pièce de danse, avec seulement de la danse. On n’a besoin de rien d’autre. » Il m’a répondu que ce n’était pas si simple. Il avait raison. Il m’aura fallu deux décennies pour comprendre à quel point cette idée d’épure pouvait être radicale. Avec Radical Light, j’ai voulu aller au bout de cette intuition première, sans chercher à intégrer d’autres éléments. En termes de composition, la pièce est complexe, mais dans son essence, elle est d’une simplicité presque désarmante. Et c’est peut-être cette forme de dépouillement qui la rend la plus dense, paradoxalement.

Comment as-tu travaillé avec les danseur·ses ? Quelles ont été les pistes de recherche et les méthodes de composition que vous avez explorées ensemble ?

Le point de départ, c’était la pulsation. Cette pulsation obstinée, continue, qui traverse tout le morceau de Discodesafinado et qui évoque directement la danse de club. On a cherché à produire du mouvement à partir du corps traversé par la musique, comme on le ferait en soirée : une réponse immédiate, physique, presque viscérale, mais malgré tout construite. Dès qu’un mouvement nous semblait juste, on le gardait. Ensuite, le travail a consisté à organiser ce matériau, à l’agencer. On a mis au point une méthode assez organique : chaque danseur apprenait une phrase de l’autre, mais en la transformant légèrement. Il en résultait des paires de mouvements “sœurs”, liés entre eux, mais non identiques, ni en canon ni à l’unisson. Cela nous a permis de créer un vocabulaire commun sans jamais tomber dans la répétition stricte. On a construit ainsi une banque de vingt-cinq phrases, toutes interconnectées. Chaque interprète est responsable de ses propres mouvements, ce qui fait de chacun un co-auteur de la pièce. Cette méthode rend le mouvement vivant, souple, toujours renouvelé dans sa mise en relation avec l’autre.

Quel était ton rôle au sein de ce processus collectif ?

Ce que les gens ignorent parfois, c’est que le travail d’un chorégraphe, ce n’est pas uniquement “faire des mouvements”. Mon rôle, c’était de cadrer, d’orchestrer, d’offrir un espace structurant sans enfermer. J’ai veillé à ce que les danseurs puissent se sentir en confiance, avec des objectifs clairs, tout en conservant une marge d’improvisation. On cherchait un groove. Mais le groove, ça ne se décrète pas. Tu ne peux pas dire à quelqu’un : « Fais un mouvement groovy », comme on appuie sur un bouton. En revanche, tu peux créer les conditions pour que le groove apparaisse. C’est un équilibre fragile entre direction et lâcher-prise. Trop de contrôle, et tu tues la spontanéité. Trop de liberté, et tu perds la précision. Mon rôle, c’était de garder ce cap subtil entre structure et élan.

La musique est centrale dans Radical Light. Tu retrouves ici deux artistes avec qui tu avais déjà collaboré il y a longtemps. Comment s’est construite cette re-collaboration avec Senjan Jansen et Joris Vermeiren ?

C’est une belle histoire de retrouvailles. Senjan et Joris avaient composé la musique de ma toute première pièce, en 1998. On ne s’était pas recroisés professionnellement depuis, mais on est toujours restés proches. En 2003, ils ont donné un concert que j’ai enregistré. Ce live, je l’ai utilisé des années durant en studio, en échauffement, en atelier… Il m’accompagnait sans cesse, comme une sorte de fil secret. Je me disais souvent : « Un jour, je ferai une pièce avec ça. » Et ce jour-là est arrivé. Quand j’ai commencé à imaginer Radical Light, il m’a paru évident que c’était le bon moment, d’autant que je savais que ce serait ma dernière création. L’idée de boucler la boucle avec eux était forte, presque émotive. Ils ont accepté de retravailler le mix pour la pièce. On a fait quelques ajustements, sans trahir l’enregistrement original. Ce concert de 2003 est toujours là, sous-jacent. La musique, avec ses ruptures d’intensité, ses longues plages immersives, ses montées atypiques, a été un vrai défi à chorégraphier. Il y a une section très intense, très longue, presque hors norme. Mais c’est justement ce qui la rend stimulante. Même après deux ans de tournée, je ressens encore cette énergie hypnotique. C’est une musique qui te pousse à danser, à bouger, à t’oublier.

La pièce semble jouer avec les codes de la danse de club et ceux de la scène. Qu’est-ce que cette tension t’a permis d’interroger ?

Oui, c’est une tension que je trouve passionnante. La danse dite “formelle” se pense souvent comme détachée de la musique, comme si elle devait s’en émanciper pour exister pleinement. À l’inverse, la danse de club est entièrement déterminée par le son, par le beat, par l’instant. Avec Radical Light, j’ai voulu prendre le contre-pied de cette dissociation classique. Ici, le mouvement est entièrement construit sur l’impulsion musicale, sur cette base continue de 120 BPM. C’est une forme de contrainte qui devient libératrice. En m’appuyant sur ce rythme commun, j’ai pu faire coexister des gestes extrêmement précis avec une qualité de mouvement plus libre, plus personnelle. Ce que je cherche, c’est cette zone d’indécision où l’écriture chorégraphique semble jaillir de l’instant, comme si elle était improvisée, alors qu’elle est finement construite. C’est là que le spectateur est le plus engagé, je crois : quand il ne sait plus s’il regarde une composition ou une expression brute.

Vu au Théâtre de la Bastille. Photo Bart Grietens.