Photo Kim Hiortøy

Portraits d’été : Salka Ardal Rosengren

Publié le 24 août 2017

Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Salka Ardal Rosengren.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont complètement liés à ceux du jeu. Danser, c’était aussi sérieux, aussi concentré, aussi intense qu’un bon jeu. Ce que j’aimais, c’était savoir que je pouvais créer un espace imaginaire rien qu’à moi, là où j’étais. Danser avec d’autres, c’était faire quelque chose de profondément intime… mais ouvertement. Le temps se dilatait, la force et la souplesse de mon corps étaient là, disponibles, prêtes à être utilisées, sculptées, canalisées selon d’autres règles. C’était une forme très explicite, très claire, qui n’avait rien à voir avec la domestication silencieuse de l’école. J’ai grandi dans une maison toujours pleine, bruyante, en désordre. Alors j’aimais me retrouver dans un lieu où les règles étaient simples, définies. Nous étions toutes des filles, sauf le pianiste. Ça changeait la dynamique. Les comportements normatifs qu’on adoptait inconsciemment quand il y avait des garçons disparaissaient. Je me sentais libérée des rapports de pouvoir liés au genre. Avec la danse, je pouvais être quelqu’un d’autre. Je laissais mon identité sociale flotter, dériver, et je testais différentes versions de moi-même. J’ai toujours vu ce cadre, l’enseignante, les autres filles, comme une source de défis. Les règles strictes du ballet, l’unité du groupe, m’ont permis de ne pas rester centrée sur moi. Je me concentrais sur une forme plus grande, collective. Je me souviens avoir appris à voir la beauté dans un détail : la façon dont une fille tendait son pied, sautait, descendait sa main sur la musique. Parfois, ça m’émouvait. Et pourtant une autre faisait exactement la même chose sans que je ressente quoi que ce soit. Je n’arrivais pas à expliquer pourquoi. Mais je gardais toutes ces expériences en moi. Je n’ai jamais vu beaucoup de ballets quand j’étais enfant. Je n’avais pas vraiment d’images extérieures. Ces images, je me les suis construites dans cette salle, avec ces filles.

Quels spectacles t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

Il y en a eu beaucoup, mais celui qui me revient en tête, c’est Love. Death. My Life with Ting-Yu. Oh wait, I am you (2006), un duo de Tarek Halaby et Sue-Yeon Youn. Je l’ai vu la première année où je suis arrivée à Bruxelles pour étudier la danse et la performance. C’était une pièce excentrique, qui m’a habitée longtemps. On sentait deux personnalités fortes, différentes, qui avaient trouvé un moyen de créer quelque chose ensemble à partir d’une amitié étrange. Il y avait des changements de costumes rapides, leurs corps très expressifs s’enchevêtraient, et puis à un moment, la danseuse donnait naissance à une pomme. C’était sauvage, vibrant, courageux, plein d’amour. Ça tranchait complètement avec ce que j’avais pu voir à Dansens Hus à Stockholm : des corps distants, presque abstraits, comme des sculptures en mouvement. Là, au contraire, les corps étaient vivants, traversés de désirs, de contradictions, de confusion, d’un appétit pour la vie. Cette pièce m’a fait comprendre qu’un spectacle ne naît pas d’un simple entraînement en studio. Il se passe ailleurs. À un autre endroit. Avec une autre forme de transformation.

Quel souvenir intense gardes-tu d’une collaboration ?

Un jour, j’ai travaillé avec deux chorégraphes que j’aimais beaucoup, mais qui étaient en train de se séparer. Sur la porte de notre vestiaire, il y avait une feuille avec nos trois noms. L’un d’eux l’a déchirée, pour qu’il ne reste plus que les deux nôtres. C’était un geste simple, mais violent. Et je m’en souviens très précisément.

Quelle rencontre artistique a été importante pour toi ?

Après avoir travaillé avec plusieurs chorégraphes hommes, j’ai rencontré Malin Elgan. J’ai aimé sa façon de travailler. Elle avait une grande rigueur, des horaires et des méthodes strictes, mais elle se laissait aussi dériver par la pensée. Ses digressions intellectuelles influençaient ensuite sa méthode de travail, et inversement. Elle avait un enthousiasme et une curiosité que je n’avais pas encore rencontrés chez d’autres chorégraphes. Elle travaillait avec une équipe composée uniquement de femmes. Ce n’était pas habituel pour moi, et j’ai adoré ça. Chaque jour, on rentrait ensemble en métro après les répétitions. Ces trajets étaient précieux : on y discutait de tout. Malin venait plutôt du milieu universitaire, pas de la pratique. Il y avait chez elle une fraîcheur, presque une naïveté, malgré son âge. Et ça me rassurait. C’était encourageant de voir qu’on pouvait être professionnel sans perdre le désir, l’élan vital. Elle ne se protégeait pas comme le faisaient les chorégraphes hommes que j’avais connus. Et ça changeait tout.

Quelles œuvres chorégraphiques composent ton panthéon personnel ?

Bartók/Mikrokosmos (1987) d’Anne Teresa de Keersmaeker. Einstein on the Beach de Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Childs. La performance de Marlene Monteiro Freitas dans (M)IMOSA – Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M) (2011), de Cecilia Bengolea, François Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell.

Quel rôle un artiste doit-il avoir dans la société aujourd’hui ?

J’aime cette phrase de Mike Kelley : « Les artistes devraient être des imbéciles professionnels. » J’y crois vraiment. Je pense qu’on devrait tous se bousculer mutuellement, mais avec amour. J’admire les artistes capables d’utiliser leur force et leur intelligence sans blesser, sans abuser, sans voler autour d’eux. Après avoir collaboré avec différents artistes, j’ai du mal à dissocier l’intention du résultat. Ce que je trouve le plus fort, c’est de voir comment une personne vit, agit, interagit pendant un processus – que ce soit dans sa propre création ou celle des autres. Pour moi, le plus important, ce n’est pas l’idée qu’on atteint, mais les chemins qu’on emprunte pour y arriver.

Photo Kim Hiortøy