Publié le 8 août 2019
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Ruth Childs.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Mes premiers souvenirs sont intimement liés à la musique. Je dansais dans le salon, souvent en écoutant les vinyles de mon père, principalement de la musique classique, des symphonies, des ballets, de l’opéra… et j’embarquais mes petits frères pour m’accompagner. C’était un jeu, un moment joyeux et spontané. J’adorais aussi me déguiser. Quand j’avais 6 ans, ma grand-mère m’a emmenée voir le NYC Ballet et ce jour-là, quelque chose s’est allumé en moi. J’ai ensuite supplié mes parents de me laisser prendre des cours de danse classique.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
J’étais très jeune quand la danse est devenue ma grande passion, presque une obsession. J’ai décidé que je serais danseuse, que j’aurais une vie d’artiste. Mais ma formation a été très difficile, physiquement et mentalement. Il y avait un écart énorme entre ce que je voulais faire avec mon corps et ce qu’il m’était réellement possible d’accomplir.Malgré ça, je n’ai jamais douté de mon envie d’être danseuse. À 18 ans, j’ai quitté les États-Unis pour l’Europe. J’ai vu énormément de spectacles, comme si je devais rattraper un retard, et j’ai continué à me former en danse contemporaine. J’ai commencé à travailler comme danseuse professionnelle à 21 ans. Avant de créer seule, j’ai eu besoin de me nourrir du travail des autres. Ce n’est que vers 30 ans que j’ai ressenti le besoin de développer mon propre langage. Je portais en moi des centaines de « corps d’autres », comme si mon propre corps était un palimpseste. Et j’avais aussi des idées qui ne trouvaient pas leur place dans les projets des autres artistes.
Quel type de danse cherches-tu à défendre dans ton travail ?
Je ne défends pas un style de danse particulier, je me repositionne en permanence. J’aime les danses exigeantes, curieuses, abstraites, personnelles, minimales, architecturales… Mais surtout, celles qui nous permettent de voir autrement l’espace, les matières, les corps, les idées. En ce moment, peut-être parce que le contexte politique et écologique est très lourd, je ressens le besoin d’interroger ce que signifient pour moi la joie et la tristesse. L’année prochaine, peut-être que je travaillerai sur la nostalgie du froid, qui sait…
En tant que spectatrice, qu’est-ce que tu attends d’un spectacle de danse ? Quels spectacles t’ont le plus marquée ?
J’attends d’être surprise, bousculée. La danse, pour moi, doit créer des liens spontanés et organiques entre l’intellect, l’abstraction et l’émotion. Parmi les spectacles qui m’ont marquée, il y a ceux des chorégraphes avec qui j’ai collaboré, car j’ai besoin d’admirer les artistes avec qui je travaille. Par exemple : Récital des Postures de Yasmine Hugonnet, pour ce voyage unique dans l’espace et le temps, iFeel2 de Marco Berrettini, pour la beauté des gestes répétés et les regards pleins d’espoir de Marco et Marie-Caroline Hominal, Llámame Mariachi de La Ribot pour sa radicalité, Supernatural de Simone Aughterlony, Antonija Livingstone et Hahn Rowe, qui propose une communauté entre corps et objets, ou encore Dumy Moyi de François Chaignaud. Plus jeune, j’ai été marquée par La Pudeur des Icebergs de Daniel Léveillé, Régi de Boris Charmatz, le trio sans de Martine Pisani, ou encore l’opéra Einstein on the Beach de Wilson, Glass et Childs… un chef-d’œuvre absolu.
Selon toi, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?
Continuer à chercher, avancer, se remettre en question tout en respectant nos prédécesseur-euse-s, sans rester figé dans ce qui a déjà été fait. La danse contemporaine est une discipline encore jeune, mais elle a connu des moments fondateurs. Par exemple, le Judson Church à New York dans les années 60, avec cette volonté de décloisonner les arts et de rendre la danse plus inclusive. Après une telle révolution, il est difficile aujourd’hui d’avoir l’impression de faire des pas aussi grands. Alors, comment renouveler, comment secouer un milieu qui a maintenant tout vu ? Il faut garder le goût du risque, même si cela implique parfois de déranger.
Quel rôle un artiste doit-il avoir dans la société aujourd’hui, selon toi ?
Chaque artiste doit inventer son propre rôle, sa manière de faire, d’être, d’agir. Pour moi, ce rôle passe par l’observation, la curiosité, l’humilité. Je trouve du sens en observant le monde, en échangeant, en me nourrissant d’autres disciplines, en plongeant en moi-même. J’essaie de proposer de nouvelles connexions, des ouvertures qui ne sont ni moralisatrices ni arrogantes. Je crois aussi au droit de se taire, de rire, de lire, de se retirer du monde un temps. Ce n’est pas une fiche de poste, c’est peut-être plutôt une forme de survie artistique.
Comment imagines-tu l’avenir de la danse ?
Honnêtement, je ne sais pas. Je ne projette pas, peut-être parce que je suis un peu pessimiste sur ce point. L’accessibilité de la danse contemporaine m’a toujours interrogée. Doit-elle rester exigeante au risque d’être perçue comme élitiste ? Est-ce que ça veut dire qu’elle ne parlera toujours qu’à une minorité ? On parle souvent de remplir les salles, de rentabilité, de l’argent public… J’ai l’impression qu’on entre dans une époque où tout sera mesuré, compté. Et peut-être qu’on n’aura plus le droit à l’erreur. Mais j’espère qu’en traversant cette période rigide, on atteindra une époque plus souple. Pour que la danse contemporaine survive, il faudra, selon moi, de la souplesse, autant humaine que politique.
Photo Mehdi Benkler
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