Photo ©JM. Frodon

Portraits d’été : Robert Cantarella

Publié le 1 août 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Robert Cantarella.

Quels sont tes premiers souvenirs de théâtre ?

Deux souvenirs qui se télescopent, ou plutôt deux extrémités d’un même territoire d’enfance : l’ennui et la joie. D’un côté, une pièce de Molière dont j’ai oublié le titre, avec Georges Descrières, une sortie scolaire obligatoire. Un “classique” joué par une figure vue à la télévision, censé nous intéresser. Mais je n’étais jamais allé au théâtre, et tout me faisait mal. La sensation d’une glue épaisse, d’un enfermement silencieux. Le siège beaucoup trop haut, le lustre absurde, les costumes figés dans un imaginaire sans prise, gelés dans une vision poussiéreuse du théâtre : l’art des vieux. Et puis, plus tard, les Molière mis en scène par Antoine Vitez. Un hasard : je remplace un ouvreur. Et là, une joie inexplicable. Quelque chose m’allège d’un poids que je ne savais même pas porter. Des corps qui gesticulent, de face, de dos, des jeux qui ne cherchent pas à tout expliquer. Je suis soudain libre d’être spectateur. Je sors du théâtre, et je ne me reconnais plus.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir metteur en scène ?

La vue répétée, dans le garage de mon père, de cette possibilité infinie : recommencer. Réparer. Repeindre. Un monde de tôles, de gestes précis, de force mêlée à de la délicatesse. Retrouver la teinte exacte d’une peinture odorante. Une sensualité concrète. Des heures de solitude à refaire le monde autrement. Et puis, tailler dans du parmesan. Sculpter des formes, réalistes ou non, avec la conscience que ça finirait en nourriture partagée. Le rêve de faire de ce geste une activité à temps plein. Une promesse : celle de l’indétermination. Choisir un mode de vie dans les interstices. Ni ceci, ni son contraire. Et y trouver du bonheur.

Quel théâtre veux-tu défendre aujourd’hui, en tant que metteur en scène ?

Un théâtre des formes non intentionnelles. Qui naissent de la rencontre entre humains, au cœur d’un processus. Une joie de vivre des langages passagers, provisoires, destinés à être partagés entre vivants. Un théâtre où l’on suspend à plusieurs nos certitudes. Un espace où l’on entretient l’estime de ce qui nous est étranger : un geste, une langue, un mode de vie. Que le metteur en scène soit un passeur, celui par qui le désir de scène circule. À la fois apprenti et professeur des formes. Et que sa passion inassouvie reste la politique de la scène et de ses usages.

Et toi, comme spectateur, qu’attends-tu du théâtre ?

Que la matière morte des intentions ne m’atteigne pas. Dès que je sens la prévision, je revois le siège, le lustre, les costumes… Et l’envie me reprend : sauter pour décoiffer les certitudes. Ce que j’attends : découvrir des formes de vie, des attitudes, des genres éloignés des miens. Être face à une étrangeté que je ne saisis pas entièrement. Être sorti d’un rang. Jeté dans un autre milieu.

Quels sont, selon toi, les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Que chaque théâtre devienne aussi un lieu de transmission. Que le dé-genrement et le dérangement ne soient pas de simples esthétiques, mais des éthiques, des politiques. Que chaque bâtiment théâtral réinvente sa mission à partir de cette idée : devenir une université des comportements et des langages. Si le théâtre forme des responsables politiques, et il le fait, alors soyons responsables de ce que nous leur transmettons. Que le ministère se rappelle que le théâtre est un laboratoire. Qu’il ne produira jamais de rendement immédiat. Et qu’il doit rester, comme l’éducation et la santé, une priorité du service public.

Quel rôle un artiste doit-il avoir dans la société aujourd’hui ?

En théâtre, l’artiste, par sa pratique, empêche la montée d’une bestialité. Cette grande bestialité dont parle Peter Handke, elle est en nous. Et l’art, localement, provisoirement, peut la colmater. L’artiste est artisan de cette réparation. De cette traduction d’une impression brute en quelque chose d’autre.

Comment vois-tu la place du théâtre dans l’avenir ?

Comme à son commencement. Toujours : une tentative de fabriquer des communautés provisoires. Autour d’une bougie, devant une rampe, en cercle, en petit groupe, en masse, vivre une durée commune avant la mort individuelle. L’acte théâtral, en soi, est une force. Indépendante des modes de transport sensibles, politiques ou religieux. Une puissance sensuelle, érotique, théorique. Je vois du théâtre encore. Et j’espère que ce qu’il reste de l’idée d’un théâtre comme service public, un théâtre dont le public se sert, sera sans cesse renouvelé, réinventé. Le théâtre de demain devra s’occuper de la marge de l’être humain. Pour justifier la page.

Photo Jean-Michel Frodon