Photo Cuqui Jerez

Juan Domínguez, Juan Loriente & La Ribot, El Triunfo de La Libertad

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 décembre 2014

Depuis leurs débuts dans les années 1980 sur la scène espagnole, La Ribot, Juan Domínguez et Juan Loriente ont toujours remis en question les conventions du théâtre et de la performance. Avec El Triunfo de La Libertad, leur première collaboration scénique en trio, ils signent un acte radical qui déconstruit le médium théâtral. Cette œuvre, qui a suscité de vives réactions lors de sa présentation à La Bâtie à Genève, est maintenant programmée au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Retour sur cette création audacieuse avec La Ribot.

La Ribot, tu collabores depuis plusieurs années avec Juan Domínguez et Juan Loriente. Peux-tu revenir sur l’histoire de votre trio ?

Nous avons travaillé ensemble sur différents projets depuis les années 80 à Madrid. En 2000, j’ai invité Juan et Juan à Londres, où je vivais alors, pour réaliser un projet ambitieux. Un projet qui, malheureusement, n’a pas vu le jour. Toutefois, cette idée est restée en nous, et nous avons enfin pu nous y consacrer quatorze ans plus tard. Même si nous nous connaissions parfaitement bien, il nous a fallu un certain temps pour trouver une direction commune. Durant le processus créatif, de nombreuses questions se sont posées et des désirs se sont confrontés, ce fut un chemin très enrichissant, parfois très complexe et exigeant, mais aussi profondément bouleversant. Malgré toute la tension et les doutes, rien n’égale la satisfaction de réussir à créer ce qu’on pense devoir faire.

Le plateau d’El Triunfo de La Libertad est complètement vide, seulement habité par des prompteurs LED sur lesquels défilent du texte. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir cette configuration ?

« En général, je trouve que toutes les images, ou presque, gênent le texte. Elles empêchent ce texte d’être entendu. Ce que je veux, c’est quelque chose qui laisse passer le texte. » C’est ainsi que Marguerite Duras exprimait une pensée essentielle. C’est cette même idée qui nous a guidés. Nous avons choisi de privilégier le texte, de le laisser se déployer librement, sans l’encombrer de distractions visuelles. La disparition des corps sur scène n’est pas un acte de négligence, mais une manière de libérer le texte de toute entrave.

Avec une chorégraphe, un danseur et un comédien sur scène, on pourrait s’attendre à une pièce chorégraphique. Qu’est-ce qui a motivé cette décision de prendre une direction différente pour ce projet ?

Le théâtrologue Gerald Siegmund a écrit : « La chorégraphie est une structure qui n’est pas simplement le résultat de l’organisation du mouvement dans le temps et dans l’espace. La chorégraphie consiste plutôt dans l’organisation de matériaux hétérogènes : mouvements, corps, langages, textes, images, lumière, espace et objets. » Dans nos travaux précédents, nous avons tous trois eu un intérêt marqué pour le texte. Nos recherches scéniques sont vastes et comprennent l’utilisation du texte comme un matériau à part entière. C’est une pratique contemporaine de la scène : le texte n’est qu’un des éléments qui, tout comme les autres, peut alimenter la pensée. Lors de chaque création, notre objectif est d’explorer toutes les questions qu’elle soulève. Voilà, en somme, El Triunfo de La Libertad. Est-ce de la danse ou du théâtre chorégraphique ? Oui, cela répond à des codes scéniques, il y a un début, une fin, du mouvement, de la musique… Mais qu’est-ce que la chorégraphie aujourd’hui ? C’est une question qui mérite d’être posée, mais je n’ai pas la réponse.

El Triunfo de La Libertad a été présenté lors de la Ruhrtriennale en Allemagne, où Romeo Castellucci présentait également son Sacre du Printemps, une pièce sans interprète. Penses-tu que nous assistons à l’émergence d’une nouvelle forme de théâtre expérimental ?

Nous n’avons pas encore vu la pièce de Castellucci, mais nous avons l’intention de la découvrir à Paris. Le rêve de travailler sans acteur, de les remplacer par des machines ou de simplement se passer d’eux, est une idée qui traverse l’histoire du théâtre depuis longtemps. Des artistes comme Gordon Craig, Tadeusz Kantor, Rabih Mroué et Lina Saneh, Romeo Castelucci, Mette Ingvartsen, etc., ont déjà exploré cette voie. Cependant, dans notre pièce, nous ne remplaçons pas le corps humain par des machines. Pour Juan Domínguez, c’est avant tout un travail où le texte devient le médium principal. Moi, je le vois davantage comme une amputation des images : une déconstruction radicale, un moyen de questionner la notion même d’image.

Suite aux représentations d’El Triunfo de La Libertad au Festival La Bâtie à Genève, un article dans le quotidien Le Temps et un post Facebook du conseiller municipal et président de la commission culturelle socialiste de la ville de Genève, Sylvain Thévoz, ont suscité de nombreuses réactions…

Nous avons recueilli les commentaires sur Facebook. Cela représentait pas moins de 50 pages A3. Il y avait de nombreuses voix pour défendre la pièce, mais aussi des critiques virulentes. Parmi elles, les déclarations du conseiller de la culture de Genève m’ont particulièrement frappé. Bien sûr, il y a sûrement beaucoup de gens qui partagent son avis, à Genève et ailleurs, mais c’est intéressant de se pencher sur son cas. Parce que ce genre de réaction, malheureusement, dépasse le cadre local. Pour nous, c’est plutôt une mauvaise plaisanterie qu’une réflexion éclairée. Ce monsieur semble être coincé dans une vision moderniste ; il n’a pas saisi que nous opérons dans un champ de pratiques contemporaines, qui se permettent depuis un siècle de questionner les fondements même de l’art : sa représentation, son fonctionnement, ses codes, et son rôle social. Nous ne nous inscrivons pas dans un cahier des charges comme il le sous-entend. Au contraire, nous avons le devoir de bousculer les codes, de soulever des débats et de garantir la liberté du discours et des formes. Peut-être que c’est à lui qu’il faudrait poser la question sur son propre cahier des charges. C’est lui qui semble avoir perdu ses repères contemporains, s’il en a jamais eu ! Les idées du XIXe siècle sur l’art comme pur divertissement, et l’artiste comme imposteur, n’ont toujours pas disparu…

Photo Cuqui Jerez.