Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 7 septembre 2015
Dans Relative Collider, Liz Santoro et Pierre Godard conçoivent une pièce aussi rigoureuse qu’électrique, où la danse, le texte et le regard composent un système d’observation sensible. À la croisée de la chorégraphie, de la recherche scientifique et de la performance, le duo explore les effets de la présence partagée, les lois perceptives qui gouvernent nos gestes, et ce que produit la rencontre entre structure et imprévu. Entretien avec deux artistes qui font du plateau un véritable laboratoire relationnel.
Pierre, Liz, vous avez tous les deux un parcours singulier. Qu’est-ce qui vous a amenés vers la danse et à collaborer ensemble ?
Liz Santoro : Je ne pense pas que mon parcours soit si atypique, mais la nature de notre collaboration avec Pierre est peut-être moins commune. J’ai suivi une formation intensive en danse classique jusqu’à mes 18 ans, puis je me suis tournée vers les neurosciences, pensant m’éloigner définitivement de la danse. C’est pourtant à Harvard, où j’étais étudiante, que j’ai découvert la danse moderne et que j’ai commencé à créer de petites chorégraphies avec d’autres anciens danseurs classiques. En arrivant à New York, j’ai travaillé avec des chorégraphes qui ont radicalement transformé ma conception de la danse. En 2010, j’ai commencé à mener mes propres projets, à poser mes propres questions. C’est à cette époque que Pierre et moi avons commencé à collaborer.
Pierre Godard : De mon côté, après une formation d’ingénieur et un passage par la finance, j’ai changé de cap pour travailler dans le théâtre comme électricien, puis machiniste au Théâtre de la Bastille. C’est là que j’ai rencontré Liz. Progressivement, j’ai été régisseur, accessoiriste, assistant à la mise en scène, avant de me confronter à mes propres questionnements et d’entrer dans une vraie collaboration artistique avec elle. En voyant beaucoup de spectacles de danse, j’ai découvert une manière d’aborder le travail qui remettait en question la hiérarchie traditionnelle entre texte et corps. Cela m’a conduit à reprendre un parcours scientifique autour de la linguistique computationnelle, au croisement de l’informatique théorique et du mouvement.
Pierre, tu mènes aujourd’hui une thèse en traitement automatique du langage. Comment cela s’articule-t-il avec ton travail de scène ?
Pierre Godard : Ce n’est pas une articulation au sens strict, plutôt un dialogue souterrain entre deux activités parallèles. L’art et la science obéissent à des logiques très différentes, et je ne cherche pas à les fusionner dans un même objet. Mais il existe un fond commun, une même volonté de comprendre par l’expérience sensible. C’est dans cet entrelacs de logiques que je cherche des résonances.
Vous parlez de vos pièces comme de « machines chorégraphiques ». Quel est le fil conducteur de vos dernière créations ?
Liz Santoro : Ce qui me préoccupe, c’est le rôle actif du spectateur dans l’expérience de la performance. Chaque pièce met en place un système logique autonome, à distance du narratif, pour voir ce que cela produit lorsqu’il est confronté à un public. Il ne s’agit pas de jouer l’effet mais de créer les conditions d’une perception plus fine.
Pierre Godard : Ces « machines » sont comme des instruments d’observation : elles rendent visibles des phénomènes perceptifs et relationnels. La structure n’est pas là pour imposer, mais pour rendre l’invisible perceptible. Comme le disait Cage : « Structure without life is dead, but life without structure is un-seen. »
Dans Relative Collider, vous cherchez « le point de contact entre le texte et le mouvement ». Comment s’est construit ce dialogue dans cette pièce ?
Pierre Godard : Le partage d’une structure rythmique a été déterminant. Le texte repose sur des motifs lexicaux issus de la structure des pas (droite/gauche), générés par un programme à partir d’une base de données du Projet Gutenberg. Chaque séquence écrite correspond à une séquence dansée, et est diffusée en temps réel pendant la performance. On essaie de penser le texte comme du mouvement, avec les mêmes contraintes, les mêmes tensions. Le sens surgit parfois, mais il est secondaire.
Liz, peux-tu nous expliquer comment tu as construit la partition gestuelle de Relative Collider ?
Liz Santoro : On a d’abord défini une structure simple, feet, composée de huit phrases de huit temps. Chaque temps correspond à un pas droit ou gauche. C’est une grammaire minimale. Ensuite, on y a superposé arms, une suite de soixante-quatre positions de bras issues de photos d’une pièce précédente. Ces deux structures, quand elles sont mises en tension, produisent un effet de glissement imperceptible pour le public, mais extrêmement exigeant pour les interprètes. Le décalage transforme leur perception, et modifie la qualité de leur présence.
Pierre, tu lis en direct une suite de phrases générées algorithmiquement. Comment conçois-tu cette « partition textuelle » ?
Pierre Godard : Je voulais que le texte fonctionne comme une partition motrice. Les phrases sont composées selon les mêmes motifs rythmiques que les pas. Leur génération aléatoire fait qu’elles sont nouvelles à chaque soirée. Ça me permet de rester dans l’effort, dans la présence. L’anglais, qui n’est pas ma langue maternelle, m’aide aussi à mettre à distance le sens. Et pourtant, le sens surgit toujours, parfois par surprise.
Malgré la rigueur du système, vous laissez une place à l’aléatoire et à l’erreur. Pourquoi ?
Liz Santoro : Parce que c’est dans la tension entre structure et imprévu que se joue l’attention. Quand on danse seul, on peut suivre la partition. Mais dès qu’on est deux, la présence de l’autre modifie notre manière de faire. Ajoute le regard des spectateurs, et là, une boucle de feedback s’enclenche. L’erreur devient un indicateur. Elle nous force à nous repositionner, à comprendre ce qu’on fait là. Si on voulait éviter toute erreur, ce serait possible. Mais on ne ferait plus la même pièce.
Vu à l’Atelier de Paris – CDCN. Photo : Ian Douglas.
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien