Photo Bruno

Bruno Freire : danser à la poursuite du merveilleux

Par Wilson Le Personnic

Publié le 6 mars 2018

À São Paulo, Bruno Freire sortait souvent à la tombée de la nuit pour sillonner pendant de longues heures les rues labyrinthiques de la ville. Lorsqu’il est arrivé en France pour suivre la formation ex.er.ce à Montpellier, le chorégraphe brésilien a conservé cette habitude : « Une nuit, alors que je marchais dans les rues de la ville à la recherche d’un endroit où danser, j’ai lancé un feu d’artifice », se plaît-il à raconter avec une certaine candeur. Cette action poétique de noctambule a suscité chez lui un vif désir : retrouver ce sentiment d’épiphanie indicible, partir en quête d’une sensation, d’un concept aux contours toujours troubles : le merveilleux.

Si Bruno Freire a longtemps invité d’autres personnes à partager son travail de recherche, l’artiste est aujourd’hui seul sur le plateau. Le visage recouvert d’or, dans un espace dépouillé de tout décor, il est seulement accompagné par des textes projetés au-dessus de lui, qui viennent soutenir ses actions et tenter d’éclaircir, autant que faire se peut, sa pratique et sa démarche. Il s’est en effet imprégné de textes sur le merveilleux, notamment puisés dans l’opéra baroque et chez André Breton. Il fait volontiers d’un extrait du Premier Manifeste du Surréalisme un mantra qui l’accompagne : « le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau ». Définition vacillante du terme, utilisation incertaine : cette opacité du sujet le pousse même à oblitérer le mot « merveilleux » dans le titre de sa performance.

Sur le plateau, les actions s’enchaînent sans relâche et avec entrain : l’artiste fait du hula hoop avec un cerceau serti d’un feu de Bengale étincelant, jette dans les airs un seau entier de confettis brillants, gonfle un ballon de baudruche jusqu’à la limite de l’explosion, agite des rubans de gymnastique rythmique façon Danse Serpentine de Loïe Fuller, disparaît derrière un coussin d’air géant couleur or qui recouvre tout le plateau… Autant de manipulations d’objets possédant chacune un certain potentiel spectaculaire, mais qui n’atteignent pourtant jamais l’acmé tant désirée. Ces micro-événements, ces épiphénomènes performatifs, ne débouchent jamais sur l’épiphanie. « Ce personnage, c’est une sorte d’idiot, une figure sans attache qui dérive à la recherche du merveilleux », ajoute Bruno Freire. Comme une version contemporaine d’un personnage de Gustave Flaubert, il tente, rate, rate mieux, dans une naïveté agitée, jamais abattu, sans se poser de questions.

Cette figure en quête incessante, le chorégraphe la compare à celle du pícaro, antihéros très présent dans la culture latino-américaine, évoluant souvent en marge de la société et de ses codes. Bruno Freire semble se reconnaître dans le caractère de ce personnage populaire : « C’est une sorte de personnage qui passe à travers plein de couches de la société. Lorsque je suis arrivé en France, puis lorsque je me suis installé en Belgique, j’ai traversé une multitude de contextes différents. Le danseur doit souvent voyager, être artiste aujourd’hui, c’est être toujours en déplacement… » Malgré l’énergie et l’ambition déployées par ce personnage picaresque, chacune de ses actions est irrémédiablement vouée à l’échec. Mais l’échec fait partie de la recherche, souligne le chorégraphe : « C’est une sorte d’éloge de l’échec, l’échec fait partie de la vie d’un artiste. »

Et si justement le merveilleux se trouvait dans l’insouciance ? Et si la réponse à cette interrogation se situait dans une forme d’abandon ? La performance de Bruno Freire aboutit finalement à un temps de fête sur le plateau. Rejoint par un DJ, l’artiste finit par inviter les spectateurs à venir en masse, avec lui, s’abandonner à la musique et à la danse. L’artiste confie d’ailleurs avoir une pratique régulière de la fête, notamment lors des soirées underground organisées par le collectif brésilien Voodoohop : « La fête est très présente à São Paulo… Danser ensemble, pratiquer la danse, c’est aussi trouver sa place dans le monde… » Échauffée par les beats électro du DJ Ricardo Vincenzo et par les ondulations collectives du groupe, la communauté réunie sur le plateau semble lâcher prise dans une euphorie collective. La sentence « Les fêtes ont la puissance de rompre la monotonie de l’existence (…) Seul le merveilleux nous unit sociologiquement, philosophiquement, économiquement » est projetée au-dessus d’elle. On le sait, la danse stimule le corps, libère des endorphines et provoque un sentiment de bien-être. Alors peut-être là, se trouve l’amorce d’une réponse possible à cette recherche. S’il se fatigue dans la quête, Bruno Freire tente de nous proposer une réponse simple à une problématique complexe à démanteler : sans doute est-ce dans cet épuisement, dans l’interrogation existentielle collective, que se trouve véritablement le sentiment du sublime ?

Vu au festival Parallèle à Marseille. Photo © Bruno Freire.