Photo Desmond Roberts

Queen-Size, Mandeep Raikhy

Par Marie Pons

Publié le 22 mars 2019

Dans le studio du dernier étage de l’Opéra de Lille, on entre dans un espace confidentiel. Un cercle intime se dessine dans la pénombre, au centre duquel est posé un grand lit, dépouillé dans son ossature : un cadre en bois et un sommier tressé de cordages. Dans cette chambre à coucher une lumière ambrée coule du plafond, depuis une treille de bambous suspendue, où des ampoules éclairent faiblement, chacune cernée au-dessus d’un verre d’eau à demi rempli, qui tanguent à mesure que deux corps vont se mouvoir en bas, sur le lit. Nous sommes assis tout autour, tout proches. 

Les deux corps sont deux hommes, qui par séquences successives se livrent à l’amour, à la séduction, au jeu, à mesure de gestes et de regards précis. Les vêtements sont déboutonnés, glissent, les regards caressent, les peaux sont frôlées ou empoignés, l’amour se fait et se tresse sous nos yeux. C’est une nuit découpée en boucles de passion et de repos, au cours de laquelle ce duo se cherche, s’attise, se touche, se prend, où les deux se fondent l’un dans l’autre pour se séparer à nouveau. Comme les séquences d’un film agencées, répétées, chaque morceau de leur histoire a une durée précise, et toutes les cinq minutes environ ils s’arrêtent, s’assoient dans le public, remettent parfois un vêtement et ouvrent la porte de leur chambre pour inviter d’autres gens à entrer, et ceux qui le souhaitent à partir. Le choix de rester et la durée de notre séjour dans cette chambre qui a valeur d’alcôve nous incombe, la place depuis laquelle on observe aussi. Trois boucles de quarante-cinq minutes vont s’écouler ainsi. 

Chaque séquence est construite dans un arc de tension à l’image des cordages tressés qui font tenir le lit d’amour ensemble. Une charge sonore monte dans la musique (superbe création de Yasuhiro Morinaga) ou dans un silence épais, une électricité court avec leurs gestes puis se suspend lorsqu’ils font une pause. Le bois du lit craque, les boucles de mouvement enveloppent, et on est assis si proches que parfois les deux interprètes nous frôlent en passant, ou commencent une séquence debout, entre les jambes d’un.e spectateur.ice. On n’ose pas bouger dans cette configuration tant notre propre corps est mis en jeu dans cette performance, tant on fait partie de cette intimité, tant à chaque fois que notre regard se pose il vient découper quelque chose de cette relation qui se tisse. Cette question du regard nous est adressée directement, à nous de choisir (d)’où l’on observe ces corps emmêlés, de croiser ou non leurs regards vifs qui se cherchent et nous caressent aussi des yeux en passant, à nous de faire avec cette conscience de venir troubler leur histoire. 

Le geste chorégraphique de Queen-size naît d’un problème socio-politique : l’article 377 du code pénal indien, héritage direct de l’ère coloniale britannique, interdit les relations entre personnes du même sexe dans le pays, criminalisant l’homosexualité. Soit l’intrusion d’une loi discriminante qui rampe jusque dans la chambre à coucher, l’intime jugé en place publique. Le chorégraphe Mandeep Raikhy est parti de l’article de presse intitulé Why my bedroom habits are your business publié par le réalisateur et activiste Nishit Saran en 2000 pour tisser ce duo : puisque le code pénal fait de la vie privée une affaire publique, réglons la question en tant que société, publiquement (la Cour suprême de Delhi a abrogé en septembre dernier la loi  dépénalisant l’homosexualité). 

Les deux danseurs Lalit Khatana et Parinay Mehra sont d’une grande sensualité et d’une telle douceur que le pari est réussi : si la pièce nous renvoie d’abord à notre statut de public extérieur, le sentiment de protéger ce qui se trame ici par nos présences silencieuses, entourantes s’installe peu à peu. Plus on reste et plus l’émotion monte autour d’eux, et avec eux, devant la beauté de ces corps enroulés, bercés, alanguis ou jetés l’un contre l’autre. Impeccable mise en scène d’une douceur qui répond à la violence, d’un engagement qui destitue la haine par la tendresse, en montrant sans parole et de façon très simple qu’il n’y a rien d’autre à voir ici que l’amour.

Vu à l’Opéra de Lille, dans le cadre du Festival Le Grand Bain Le Gymnase CDCN. Chorégraphie : Mandeep Raikhy – Création son : Yasuhiro Morinaga – Création lumière : Jonathan O’Hear – Technique : Govind Singh – Costumes : Virkein Dhar – Design du charpoy : Lalit Khatana. Photo © Desmond Roberts.

Le 22 mars 2019, Palais de la Porte Dorée
Le 24 mars 2019, Visages du Monde, Cergy
Du 28 au 30 mars 2019, Théâtre de la ville, Espace Cardin à Paris
Le 4 avril 2019, KLAP Maison pour la Danse à Marseille