Photo Istanbul ©Serkan Taycan

Promenades Blanches, Alain Michard & Mathias Poisson

Par Marika Rizzi

Publié le 11 décembre 2018

Promenades Blanches est aussi bien une expérience sensible et poétique qu’une performance déambulatoire in situ. Alain Michard et Mathias Poisson, co-auteurs du projet, proposent littéralement de modifier le regard sur l’espace public en invitant un groupe de personnes à s’y promener en chaussant des lunettes qui rendent la vue floue. Créées en 2006, les Promenades Blanches ont déjà fait objet d’occurrences dans un grand nombre de villes en France et en Europe mais aussi au Japon, Brésil, Canada. À Paris le projet était programmé au sein du festival Signes d’Automne du Regard du Cygne, lieu approprié pour accueillir et rassembler la petite communauté de spectateurs-expérimentateurs.

Un bref protocole d’explication mimés par les deux auteurs introduit les participants aux modalités de cette marche collective. La moitié des promeneurs est ensuite invitée à chausser une grosse paire de lunettes transparentes qui occulte les contours de la vue et est confié à un deuxième promeneur qui sera son guide. La cour au fond de laquelle loge le studio du Regard du Cygne, où la balade commence, devient un passage d’initiation à l’exercice d’appréhension du monde en tant que paysage. L’étroitesse et le silence de ce long couloir verdoyant accueille les nouvelles mesures sensorielles et aide à les ajuster face à ce réel inédit et désorientant. Les premiers pas dans le flou sont ainsi contenus et ordonnés grâce à la file indienne qui organise désormais les couples formés d’un guide et d’un promeneur blanc.

L’ouverture du grand portail donnant sur la rue anticipe un changement prometteur de surprises. L’impression immédiate est celle, étrangement familière, de sortir d’une réalité cachée, protégée, presque immunisée, pour affronter l’imprévisible, le lieu du tout possible, la vie dehors. Les lunettes à travers lesquelles les yeux voient laissent place à l’imaginaire, d’emblée le réel est une fiction dont les contours sont joyeusement impossibles à maîtriser et la promesse de pouvoir toucher au potentiel poétique de la ville représente une très bonne nouvelle. La lumière au delà du portail est envahissante, le blanc du ciel couvre l’ensemble du paysage durant les premiers instants, au point que même l’ouïe en est affecté. Les sens font bloc dans l’opération d’accordage auxquels ils sont conviés ; la vue étant floue, la sensation est aussi d’entendre moins bien, les pas sont bizarrement feutrés, l’atmosphère ouatée, l’équilibre prend le temps de redéfinir ses appuis.

Nous voici dehors, vulnérables dans notre puissant imaginaire, attachés au bras du guide et libres dans l’abstraction et dans l’invention du réel. Ce qui est perçu à travers les lunettes n’est distinct qu’à travers sa forme et sa couleur. Des masses plus ou moins grandes, mobiles ou fixes, dessinent ce milieu singulier qu’on traverse avec le goût et l’étonnement qu’offre une découverte. Le trajet ayant été soigneusement déterminé en amont, le voyage en ce paysage urbain fortement reconstitué permet de traverser les divers recoins d’un quartier de façon fluide. On passe par des jardins, des places, des squares d’enfants, on s’arrête pour jouer dans des terrains de basket, on est accompagnés dans une course difficile à contrôler. Les étranges visiteurs qui constituent le groupe de promeneurs arrive aussi à s’immiscer dans des restaurants, des supermarchés, des parkings souterrains, des passages étroits où des pauses suspendent davantage le temps.

Effacée de toute profondeur et de tout détail, la ville se transforme en une composition picturale et abstraite, les pas avancent entre des assemblages de dimensions variables, le corps franchit des seuils indéfinis en absorbant des changement de lumière et d’ambiance. Les perceptions modifiées à travers la vue et le mouvement de déplacement arrivent à imprégner la globalité et se maintiennent pendant un moment une fois les lunettes ôtées. Les rôles à l’intérieur du duo se renversent en effet à mi chemin. Revenir au rapport habituel avec l’environnement n’a rien d’anodin ; l’étrangeté de l’expérience vibre encore dans les yeux et dans le corps, la vue redécouvre les détails et les volumes de ce qu’elle observe avec plus de netteté qu’auparavant, le réel gagne en profondeur.

En étant guide, la dimension performative des Promenades Blanches se révèle. Les habitants du quartier réagissent de différentes façons au passage de ces figures particulières, remarquant la relation d’assistanat sans pouvoir l’expliquer, les lunettes floues ne laissant rien transparaître de leur singularité. La posture et une certaine attitude qui régit les déplacements des couples en alignement suffit pour laisser émerger le spectaculaire de l’ordinaire.

Alain Michard et de Mathias Poisson ont l’habitude de questionner l’espace urbain en tant que lieu d’expérimentation et d’expression artistique. Les deux auteurs côtoient l’art chorégraphique, l’art plastique, le graphisme aussi avec la production de dessins et de plans montrant autrement l’approche sensible qui anime leurs projets. Ensemble ils viennent de signer l’ouvrage Du flou dans la ville (Éditions Eterotopia) où ils partagent leurs procédés et réflexions sur leurs créations communes.

Vu au Regard du Cygne dans le cadre du festival Signes d’Automne. Conception : Alain Michard et Mathias Poisson, en collaboration avec Maéva Lamolière. Photo Promenades Blanches Istanbul © Serkan Taycan.