Publié le 21 juillet 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Noé Soulier
Quel est ton premier souvenir de danse ?
Il y en a plusieurs, autour de mes quatre ou cinq ans. Je suis allé à un cours de danse classique avec ma sœur : je me souviens de l’odeur de la laque, des collants roses. On habitait à Nîmes, et pendant la feria, je voyais des gens danser la Sévillane, le soir, dans la rue. Autre souvenir marquant : un spectacle de John Cage et Merce Cunningham vu au Théâtre de Nîmes. J’ai été fasciné par l’étrangeté des corps, par la musique. C’était radicalement différent de tout ce que j’avais vu jusque-là. Je crois que c’est la conjonction de ces trois expériences très contrastées qui m’a conduit, plus tard, vers la danse.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
Probablement celui de Merce Cunningham. Ce qui m’a marqué, c’était la sensation de voir les corps autrement, d’accéder à une autre dimension de la présence humaine. C’est toujours resté au cœur de ma recherche. J’ai aussi été fasciné par un spectacle de Baryshnikov qui revisitait des pièces de la postmodern dance américaine. Il y avait une économie de moyens, une rigueur poétique, une clarté dans le mouvement qui faisaient apparaître l’essentiel. Dance, de Lucinda Childs, a aussi été une expérience fondatrice.
Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?
Danser Grosse Fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker à P.A.R.T.S. reste un moment de jubilation. Il y avait cette fusion avec la musique, ce contrepoint avec les autres danseurs… Un autre souvenir marquant : les solos de A Vile Parody of Address de William Forsythe. La complexité du langage, la précision des qualités de mouvement, le travail sur les nuances fines… même avec des phrases écrites, il y avait toujours une marge d’interprétation, une possibilité de réinterroger le geste. C’était un travail d’une richesse rare.
Quelle rencontre artistique a été déterminante pour toi ?
Celle avec William Forsythe. J’avais utilisé ses conférences des Improvisation Technologies comme matériau pour une pièce. Quand je lui ai demandé l’autorisation, il m’a proposé de venir à Francfort. On a eu un long échange, et depuis, un dialogue régulier s’est installé. Sa générosité, son ouverture d’esprit, sa manière de penser le mouvement, la composition, l’histoire de la danse, le travail collaboratif… tout cela m’a profondément influencé.
Peux-tu partager certaines œuvres chorégraphiques qui composent ton panthéon personnel ?
Il y en a beaucoup : La Bayadère et Le Lac des cygnes de Petipa, L’Après-midi d’un faune de Nijinski, le duo Fred Astaire / Ginger Rogers dans Swing Time, Agon de Balanchine, Five Pieces et Rotario de Cunningham, Accumulation, Glacial Decoy, Set and Reset de Trisha Brown, Trio A d’Yvonne Rainer, Dance de Lucinda Childs, Nelken de Pina Bausch, le solo de Gregory Hines dans White Nights, Impressing the Czar de Forsythe, Fase de Keersmaeker… Et puis les pratiques : le Contact Improvisation de Steve Paxton, les Improvisation Technologies de Forsythe. Ce qui me touche, ce sont les créateurs qui travaillent le mouvement en tant que matière.
Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?
La danse se situe à un point de croisement essentiel. Elle engage trois grandes dimensions : la perception, la signification, l’action. D’un côté, les mouvements affectent notre système sensoriel, notre regard, notre motricité. Ils sont aussi porteurs de sens, parfois symboliques, et ils nous permettent d’agir sur le monde. Ces dimensions ne sont jamais isolées. Elles coexistent, s’enchevêtrent, se rejouent dans chaque geste. C’est pourquoi la danse est, pour moi, un espace d’articulation entre la pensée, le corps et le réel.
Quel rôle l’artiste doit-il avoir dans la société aujourd’hui ?
L’artiste permet de rendre sensible ce qui échappe à l’analyse seule. Là où les sciences ou les théories cherchent à comprendre, l’art nous fait éprouver. Il nous donne accès à des expériences qui seraient autrement inaccessibles. Il peut nous faire ressentir une réalité intime, une mémoire collective, un point de vue minoritaire, une situation sociale, une dimension invisible de l’existence. Et cela par le détour du sensible. Lire une étude sociologique éclaire une époque. Mais lire Pot-Bouille de Zola, c’est ressentir, dans sa chair, ce que vit une domestique isolée, enceinte, contrainte d’abandonner son enfant. Le rôle de l’art est là : nous permettre de vivre quelque chose, pas seulement de le comprendre. Ce que le philosophe Thomas Nagel explique dans What is it like to be a bat ? me parle beaucoup : on peut tout savoir de la perception par ultrasons d’une chauve-souris, mais on ne saura jamais ce que ça fait, de vivre dans cette perception.
C’est ce « ce que ça fait » que l’art active. Il donne une profondeur à l’expérience, qu’elle soit psychologique, sensorielle, politique ou poétique. Et c’est pour cela qu’il est absolument nécessaire.
Photo Felix Ledru
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien