Photo La Piscine piscine Leclerc Pantin octobre 2015 crédit Laëtitia Striffling

Portraits d’artiste : Myriam Lefkowitz

Publié le 24 juillet 2017

Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Myriam Lefkowitz.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

Ce n’est plus très clair, mais je crois que ça remonte à mes premiers cours de claquettes, vers six ou sept ans. Je me souviens très bien de la sensation de rebond qui partait du sol, remontait dans tout le corps, et allégeait soudain mon poids. Bien sûr, je ne pensais pas ça comme ça à l’époque, mais la joie du rythme, la légèreté… c’était très net. Au grand désespoir de mes parents, je passais mon temps à marquer les pas de claquettes à table – ce qui rendait les repas de famille un peu bruyants. C’est sans doute là que la danse s’est glissée dans mon quotidien pour la première fois. Le tic du marquage reste un geste que j’adore regarder aujourd’hui encore.

Quels spectacles t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

Les Assistantes (2008) de Jennifer Lacey a été un choc. C’est la première fois que je voyais un plateau sans « centre » : tout se jouait en périphérie, sans que la périphérie ne se réfère à un centre absent. Ce déplacement constant de l’attention, cette impossibilité de fixer le regard, m’a bouleversée. Plus récemment, à São Paulo, j’ai vu une pièce de la compagnie brésilienne Ueinzz, dirigée par Peter Pal Pelbart, qui travaille avec des comédiens et des patients d’un hôpital de jour. J’ai eu la sensation rare que tout pouvait arriver, à chaque seconde. Cette incertitude était d’une urgence folle. Être témoin de cette possibilité permanente, c’était déjà une forme d’émancipation. Et puis, il y a eu Dodo (1982) de Lisa Nelson. Je l’avais d’abord vue en vidéo, intriguée. En résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, je l’ai invitée. Elle a dit non – puis a dansé Dodo le soir même. Une danse de l’attention d’une précision incroyable. J’ai vu l’espace se transformer par le simple glissement de son attention. Le topos imaginaire avait pris le pas sur le réel.

Quel est ton souvenir le plus intense en tant qu’interprète ?

Je n’ai pratiquement pas dansé comme interprète, donc difficile à dire. Mais je garde un souvenir fort d’un workshop avec Deborah Hay. C’est là que j’ai commencé à sortir de l’idée que l’art serait un geste d’expression. J’ai compris que le travail pouvait être d’abord celui d’écouter, de regarder, de noter. D’être filtre plus qu’inventeur. Ce n’est pas un souvenir de scène, mais un moment de bascule : une autre manière de penser l’adresse, l’art, la place qu’on y prend.

Quelle rencontre artistique a été importante dans ton parcours ?

La rencontre avec Lisa Nelson a été décisive. Elle m’a permis de comprendre mon lien à la danse en dehors de la représentation. Sa pratique du Tuning Score, ses pensées sur l’attention, l’écoute, l’interaction – avec les humains comme avec les milieux – ouvrent sur une autre forme de vie, à la fois poétique et sociale. Mais les rencontres qui comptent aussi profondément sont celles qui fondent la pratique elle-même : les danseur·euses, les artistes, les ami·es avec qui je fabrique. Ce travail à plusieurs, dans la matière, dans la sensation, dans les discussions mais aussi dans nos vies, est central. L’art pourrait être ce lieu qui nous force à imaginer comment vivre. C’est à ça que j’essaie de m’exercer. Et je crois qu’on est nombreux à le faire.

Quelles œuvres composent ton panthéon personnel ?

Je n’ai pas vraiment de panthéon. Ou alors c’est un ensemble mouvant, instable, d’objets, de films, de textes, de conversations, d’images… Je préfère éviter la fétichisation pour laisser de nouvelles sources apparaître. En ce moment, par exemple, Lygia Clark est très présente, mais aussi Bergson, Barthes, le livre Comment pensent les forêts d’Edouardo Kohn, Matt Mullican et sa pratique de l’hypnose, la clinique de La Borde, Audre Lorde, Cronenberg, et même le Remote Viewing – cette forme de voyance développée par la CIA pendant la guerre froide qui m’intrigue beaucoup…
Je circule dans tout ça comme dans un paysage habité. Ce qui compte, c’est le dialogue, la résonance avec la question du moment.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Parler « pour la danse » est difficile. Mais il y a cette chose tenace du corps. L’invention de nouvelles formes de perception, de sensorialité, reste une ressource immense de contestation. Dans un monde où nos attentions sont captées, régulées, bombardées, peut-être que la danse travaille à inquiéter ce qui semblait acquis. Elle crée des conditions où d’autres schémas perceptifs peuvent émerger. Et à partir de là, on regarde ce qui est mis en crise : quelles normes ? quelles relations ? quels mondes apparaissent ? La danse est une bombe de plasticité. Elle rappelle que rien n’est figé. Que les identités sont toujours plus poreuses, plus fluides que ce qu’on veut croire. Et puis ce sont des corps sensoriellement équipés – qui cherchent sans cesse de nouvelles manières de sentir – qu’on projette dans le monde. Pour que ce monde touche, entre, habite, parle. C’est précieux. Et dans le climat politique actuel, cette capacité à être peuplé d’autres que soi est, à mes yeux, d’une importance vitale.

Photo Laëtitia Striffling