Photo Kaaitheater©DannyWillems©2013

Mette Ingvartsen : archives, plaisir et politique du corps

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 décembre 2014

Dans 69 Positions, premier volet du triptyque The Red Pieces, Mette Ingvartsen explore les liens entre sexualité, espace public et formes de participation collective. À travers une « soft choreography » mêlant visite guidée, archives et performance vivante, elle interroge la disparition des frontières entre privé et public, tout en revisitant l’héritage des performances radicales des années 60. Avec humour et précision, elle invite les spectateurs à expérimenter de nouveaux modes de présence et de désir, dans une réflexion joyeuse et politique sur nos corps contemporains.

69 Positions ouvre un triptyque ambitieux intitulé The Red Pieces.  Peux-tu retracer comment est né ce premier opus ?

69 Positions a vraiment commencé, comme je l’explique au début de la performance, avec une lettre que j’ai écrite à l’artiste Carolee Schneemann en janvier 2013. Je m’interroge depuis maintenant dix ans sur la relation entre sexualité et espace public, mais j’ai ressenti le besoin de revisiter ces questions à travers une perspective historique. Les années 60, avec la révolution sexuelle et son lien explicite entre l’intime et le politique, semblaient être un point de départ évident. J’ai donc contacté Schneemann pour lui proposer une collaboration autour d’une relecture de Meat Joy, sa performance de 1964. Elle a décliné, mais sa réponse est devenue le point de départ d’un processus réflexif sur la manière dont l’histoire performative peut être réactualisée et déplacée vers les enjeux contemporains. Je m’intéresse particulièrement à l’effacement progressif de la frontière entre sphère privée et sphère publique, et à la manière dont de nouvelles normes corporelles et affectives émergent dans notre société.

Tu invites les spectateurs dans un espace qui rappelle celui d’une exposition. Que permet cette mise en situation pour 69 Positions ?

J’utilise le format de la visite guidée dans une exposition comme un prétexte pour instaurer une dynamique de circulation et d’attention partagée avec les spectateurs. Il était important pour moi de montrer des performances des années 60 qui sont à la fois des archives et des moteurs pour le langage chorégraphique que je cherche à créer. Exposer des vidéos, des textes et des images, c’est rendre mes références accessibles, mais c’est aussi inverser le mouvement actuel qui consiste à amener la danse dans les musées, ici, c’est le musée qui entre dans le théâtre.

Quelle est ta position face aux différentes manières d’aborder la nudité aujourd’hui sur la scène contemporaine ?

Je pense que la nudité sur scène est souvent mobilisée comme un effet, un choc visuel, plutôt qu’en tant qu’objet de recherche. J’observe des formes très différentes d’utilisation de la nudité : certaines cherchent à troubler, d’autres à neutraliser, et d’autres encore à déconstruire les normes qui l’entourent. C’est dans cette dernière direction que je situe mon travail. Je ne traite pas la nudité comme une provocation, mais comme une interface critique entre perception, pouvoir et désir.

Comment ton rapport à la sexualité et à la nudité sur scène a-t-il évolué depuis vos premières pièces jusqu’à aujourd’hui ?

Mes pièces réalisées entre 2003 et 2005 étaient déjà traversées par des questions d’affect, de sensibilité et d’assignation identitaire à travers les codes genrés du corps en mouvement. Aujourd’hui, mon attention se porte davantage sur les modalités de visibilité du plaisir et du désir dans l’espace public, dans un contexte de capitalisme affectif qui tend à normer nos émotions, nos comportements et nos corps. La nudité devient pour moi un outil pour penser cette transformation : une forme de résistance douce à la marchandisation de l’intime.

Est-ce que la proximité avec les spectateurs vise à remettre en question nos habitudes de réception ?

Dans 69 Positions, je travaille à partir de ce que j’appelle une « soft choreography ». C’est une manière de penser la performance comme un espace partagé de négociation, d’attention et de transformation collective, sans recourir à une structure autoritaire. Je m’intéresse aux mouvements subtils qui émergent de la proximité, à la façon dont le malaise peut devenir productif, et comment, sans contrainte, les spectateurs redéfinissent leur rôle par leur simple présence. Parfois, une forme de solidarité se construit spontanément ; d’autres soirs, c’est l’inconfort ou l’indécision qui domine. Ces tensions me paraissent essentielles, car elles révèlent des mécanismes politiques plus profonds que ceux du simple regard ou de la représentation.

Pendant le spectacle, tu invites plusieurs spectateurs à participer à une chorale orgasmique à l’aide d’écouteurs. Lors de la représentation parisienne, le public s’est montré particulièrement timide. Comment expliques-tu cette réserve ?

À Paris, la participation a en effet été plus difficile. Mais hier encore, à Montpellier, les volontaires se sont manifestés très rapidement. Je ne crois pas qu’il y ait un « tempérament national » à ce sujet. Chaque soir, l’énergie du public est différente et c’est ce qui rend cette performance à la fois instable et vivante. Peut-être que l’architecture du théâtre, la disposition de l’espace, l’heure ou la composition du public influencent aussi la manière dont les gens s’engagent.

Quelles pistes ou questionnements souhaites-tu explorer dans les deux prochaines parties de The Red Pieces ?

Je mène actuellement un workshop avec vingt danseurs au Centre chorégraphique national de Montpellier, avec une présentation publique prévue dans quelques jours. Ce sera une étape intermédiaire, une sorte de laboratoire scénique, avant la création prévue en septembre. Je poursuis ici l’exploration entamée dans 69 Positions : comment les dynamiques de groupe, les pratiques sexuelles, les formes de dissidence corporelle ou de joie collective peuvent être réinvesties dans un autre format. Ce sont des pistes que je souhaite approfondir. Ce qui émergera réellement, je ne peux pas encore le dire, mais je sais que cela continuera à croiser corps, politique, imaginaire et collectif.

Vu au Centre Pompidou. Photo Kaaitheater © Danny Willems.