Publié le 27 juillet 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Mette Ingvartsen.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Je crois que l’un de mes premiers souvenirs remonte à mes sept ans, quand j’ai vu le film Flashdance. J’ai été complètement fascinée par cette jeune ouvrière qui entre dans une académie de ballet en dansant à sa façon, sans suivre les codes attendus. Elle inventait sa propre danse, et ça m’a marquée. Un autre souvenir important, c’est à mes quinze ans. Ma prof de danse m’a emmenée voir Nelken de Pina Bausch. J’ai été bouleversée par la répétition, la simplicité radicale de la pièce. Et surtout, par cette scène où Dominique Mercy exécute une séquence virtuose tout en criant au public : “What do you want to see?”. Cette question résonne encore en moi.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
Je crois que ça part d’un désir profond d’apprendre. La chorégraphie, pour moi, c’est une manière d’explorer. D’inventer un terrain de recherche et de le parcourir seule ou avec d’autres. C’est un défi que je trouve extrêmement stimulant. Au début, je voulais seulement danser. Mais très vite, ce qui m’a captivée, c’est le fait de penser la danse, de la construire, d’en interroger les formes. Concevoir des danses, c’est poser des questions. Et ces questions, je les trouve inépuisables.
Quelles danses veux-tu défendre aujourd’hui ?
Je m’intéresse depuis longtemps à une idée élargie de la chorégraphie, où le mouvement ne se limite pas à celui du corps humain sur scène. La chorégraphie est présente dans toutes les sphères sociales et politiques. C’est un outil de composition du monde. Mais aujourd’hui, je remets ça en question. Je pense beaucoup à l’abstraction, au retrait, au refus, comme stratégies critiques. Ne pas représenter le monde tel qu’il est, ou alors représenter son absence, son effacement. Je m’interroge aussi sur la manière dont la digitalisation transforme notre perception du corps. Dans un monde de plus en plus dématérialisé, comment nos corps sont-ils encore présents ? Comment bougent-ils, interagissent-ils, dans un environnement devenu largement immatériel ?
Et en tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ?
Après vingt ans de spectacles, je sais que l’émotion intense reste rare. Ces moments-là, on les compte sur les doigts d’une main. Mais ce sont eux qui me ramènent toujours au théâtre. Ce que je cherche, c’est une forme de curiosité, une attention neuve. Je veux voir des liens singuliers entre le corps, le mouvement, la sensation, la pensée. Et j’aime aussi ce moment où l’on est ensemble, spectateurs, dans un lieu commun, simplement à l’écoute. J’attends des spectacles qu’ils aient un effet immédiat, sensible, sur le public. Qu’on en parle, qu’on ne puisse pas les oublier. Qu’ils dérangent, ébranlent, inquiètent, mais aussi qu’ils fassent naître des utopies. Qu’ils proposent des manières d’exister alternatives à celles que le monde impose. Et surtout, j’attends que les artistes subvertissent ce qu’on appelle “la danse”. Qu’ils déplacent, qu’ils détournent.
Quels sont, pour toi, les grands enjeux de la danse aujourd’hui ?
Comprendre comment nos corps existent dans un monde numérisé, voilà un enjeu fondamental. Quels sont nos comportements corporels face aux technologies ? Comment la danse peut-elle les révéler ? Il s’agit d’interroger l’économie du travail immatériel, dont la danse fait aussi partie. Et de faire de la scène un lieu de conscience corporelle, au cœur même de ce contexte technologique. Nos corps ont de moins en moins de place dans cette société fondée sur l’information. Et la danse peut justement redonner une voix, un poids, une épaisseur à ces corps qu’on oublie. Je ressens aussi une forte nécessité de reconnecter les discours verbaux et non-verbaux. La danse reste marginalisée face à d’autres formes artistiques. On la considère souvent comme secondaire, silencieuse. Et pourtant, elle pourrait renverser nos hiérarchies entre le corps, le langage, et le geste.
Et selon toi, quel rôle devrait jouer un·e artiste aujourd’hui ?
Pour moi, l’art est un espace d’expérimentation. Un endroit où l’on peut remettre en question les normes établies. Le rôle de l’artiste, c’est de proposer des pratiques esthétiques qui portent une réflexion politique. Mais aussi de rester critique vis-à-vis de sa propre place dans le système. L’engagement ne doit pas être un simple slogan, il commence par une lucidité sur nos propres contradictions. Je m’intéresse à celles et ceux qui construisent des positions singulières, loin des formats dominants. L’artiste, c’est aussi quelqu’un qui perturbe les formes d’expression attendues. Et qui propose autre chose.
Comment imagines-tu la place de la danse dans l’avenir ?
La danse a toujours été là, dans les corps, dans les fêtes, dans les rituels. Et je pense qu’elle continuera. Mais ce qui m’inquiète, c’est l’érosion des moyens, des lieux, des soutiens publics à travers l’Europe. C’est un combat collectif. Si on ne se mobilise pas, on risque de voir la danse devenir un produit culturel de consommation parmi d’autres, dicté par le marché. Or, la danse n’est pas un produit. C’est une nécessité. Une forme fragile, instable, exigeante. Et c’est justement ça qui fait sa valeur.
Photo © Johan Poezevara & Fabien Sylvester
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