Photo until our hearts stop iris janke

Until our hearts stop, Meg Stuart

Par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 3 mai 2017

Depuis plus de deux décennies, le nom Damaged Goods, compagnie fondée par Meg Stuart en 1994, résonne comme un manifeste : celui d’une danse qui assume l’éclat, le chaos et la fragilité. Chorégraphe américaine installée à Berlin et Bruxelles, Stuart s’attache à brouiller les repères entre théâtre, performance et improvisation, en s’entourant de collaborateurs venus de tous horizons. Ses créations, à la fois instables, transdisciplinaires et farouchement physiques, dérivent souvent des impulsions de ses interprètes, qu’elle considère comme des explorateurs d’états de présence. De Disfigure Study (1991) à Hunter (2014), en passant par les puissants Violet (2011) ou Sketches/Notebook (2013), Meg Stuart a dessiné un répertoire mouvant et viscéral, fuyant toute fixité.

Présenté pour la première fois en France au Théâtre des Amandiers de Nanterre, Until our hearts stop (2015) marque une étape dans ce parcours. Créé au Münchner Kammerspiele, ce spectacle prolonge une recherche sur l’intimité, la communauté et les territoires de la perception. Cette programmation confirme encore une fois l’effort de son directeur Philippe Quesne pour ouvrir son lieu à des formes nouvelles, théâtrales ou chorégraphiques, semblant tourner le dos à l’image plus classique et conformiste de ces prédécesseurs.

Les six danseurs et danseuses (Neil Callaghan, Jared Gradinger, Leyla Postalcioglu, Maria F. Scaroni, Claire Vivianne Sobottke et Kristof Van Boven) et les trois musiciens (Samuel Halscheidt, Marc Lohr, Stefan Rusconi) d’Until our hearts stop s’approprie un espace scénique volontairement désordonné, un non-lieu qui rappelle un sous-sol bordélique, qui évoque à la fois un studio de répétition ou une arrière-salle de club, terrain de jeu où des adolescents peuvent se rassembler, jouer, faire de la musique. La scène est entièrement recouverte par une moquette violette, son centre accueillant un carré en linoleum brillant qui fera tour à tour office de ring, de dance-floor, de tapis de lutte. Un petit canapé de cuir est installé à cour, des instruments de musique, une guitare électrique, un piano, une batterie et une table de mixage à jardin, disposés aux côtés d’éclairages. Pendus aux cintres, des murs et des suspensions lumineuses surplombent et encadrent l’espace du plateau. Des accessoires épars composent un capharnaüm visuel : un escalier de bois qui monte vers une possible sortie, des tableaux retournés entassés contre le sol, une tenture violette pendue aux cintres comme un rideau abandonné, une cabine magique, etc. Ce capharnaüm scénique n’est pas un décor au sens classique, mais un territoire de mutations, où chaque élément peut devenir le déclencheur d’un jeu, d’un contact, d’un effondrement ou d’un rituel. Tout y est instable, tout y est matière à fiction.

Portée par une tension douce mais continue, la performance glisse d’une scène à l’autre dans une sorte de transe collective. Allongés, les neuf interprètes prennent possession du plateau dans une lente ascension vers la verticalité, aidés les uns par les autres dans un jeu de soutien mutuel. Cette montée chorégraphique, presque rituelle, s’apparente à un rite de passage collectif, où chacun devient à la fois socle et sommet, épaulé et épaulant. Ces sculptures vivantes, vibrantes, oscillent entre la tendresse du geste et la force brute de l’élan communautaire. Leurs contacts ne cherchent pas à simuler, ils s’affichent à nu, portés par un élan vital qui refuse la pudeur ou la distanciation.

Très vite, la pièce bascule dans un registre plus intense, presque halluciné. Les limites du supportable sont effleurées, parfois dépassées. Les gestes deviennent plus vifs, plus crus, les peaux claquent, les cris fusent, mais toujours dans une sorte de jeu. Les corps se mêlent, s’enchevêtent, s’embrassent, se heurtent, se griffent. Rien n’est épargné, ni la nudé ni la violence, ni le désir ni l’ambivalence. Dans un ballet dionysiaque, les interprètes se laissent emporter par leurs impulsions : une gifle sonore, un baiser gorgé de sueur, une caresse féroce. Et toujours, ce va-et-vient constant entre tendresse et sauvagerie. La temporalité éclatée de la pièce, sa structure par accumulations, permet un déferlement ininterrompu de motifs : trios dévorants, accouplements bestiaux, liturgies païennes, solos possédés, apparitions mystiques.

Portée par une énergie collective et une écriture éclatée, la pièce s’affranchit des cadres traditionnels. Les danseurs et musiciens cohabitent dans un même espace de recherche, où chaque geste, chaque son est une tentative de mise en relation. Ce sont moins des séquences chorégraphiques que des états partagés, des situations qui se cherchent, se construisent et se défont. À l’image de cette séquence de stand-up, d’abord comique puis confidentielle, où l’adresse se resserre, se chuchote, se fait presque secrète. L’enjeu n’est plus la performance mais la disponibilité à l’autre.

Dans la continuité des précédentes créations de Meg Stuart, Until our hearts stop interroge frontalement le rôle du spectateur. Il ne s’agit pas simplement d’assister, mais bien de faire partie du dispositif, d’accepter d’être frôlé, désigné, invité. Les barrières entre scène et salle s’effacent dans une ambiance de cabaret déjanté et tendre. Les performeurs arpentent les gradins, partagent fruits, boissons, anecdotes, clefs d’appartement ou souvenirs bricolés. Une spectatrice est fêtée comme une star d’un soir, des présentations s’improvisent au micro : « Voici Untel, c’est un très gentil garçon, peux-tu te lever s’il te plaît pour que les autres puissent te voir ? Il est venu avec des amis et il porte de très belles lunettes », « Je vais vous présenter Unetelle, elle est venue ce soir avec son amoureux, Untel. » Puis la même voix s’élève, plus urgente, plus nue : « Quelqu’un veut me raccompagner à mon hôtel ? Quelqu’un veut faire la fête avec nous après le spectacle ? On écumera tous les bars de Nanterre avant de regarder le lever du soleil. » Cette adresse directe, joyeuse et désespérée, renverse les rôles : nous ne sommes plus seulement témoins, nous sommes impliqués, sollicités, reconnus.

Hors du temps, hors cadre, hors de toute logique dialectique, Until our hearts stop poursuit la construction d’un théâtre sans clôture. Meg Stuart y superpose les disciplines, entrelace les intensités, tisse des liens fragiles et brûlants entre les êtres. Ce geste chorégraphique s’impose comme une tentative, inaboutie, inépuisable, férocement honnête, de cartographier l’humain. En écho à Sketches/Notebook (2013), la pièce prolonge la réflexion sur le collectif, l’altérité, le besoin vital d’inventer de nouvelles formes d’habiter le monde. Et l’on mesure combien, aujourd’hui, les artistes du champ chorégraphique investissent la question du vivre-ensemble avec une force politique sous-jacente. La danse devient un outil d’utopie, un vecteur de communauté, une manière de faire bouger les lignes du regard et de la présence.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Photo Iris Janke.