Publié le 6 août 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Markus Öhrn.
Quel est ton premier souvenir de théâtre ?
J’ai grandi dans un petit village du nord de la Suède, et ma famille ne fréquentait pas du tout le théâtre. Mon premier souvenir ne remonte donc pas à l’enfance, mais un peu plus tard. C’était une pièce du collectif Theatre Terrier, une compagnie suédoise basée à Malmö. Elle se jouait en extérieur, sous un chapiteau de cirque. C’était une sorte de grande loterie absurde dans laquelle les spectateurs participaient. Une expérience étrange, décalée, qui m’a marqué.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
John Gabriel Borkman d’Ibsen, mis en scène par Vegard Vinge, Ida Müller et Trond Reinholdtsen à la Volksbühne im Prater à Berlin en 2011. Cette expérience a bouleversé ma manière de regarder le théâtre, et même l’art en général. C’est un moment gravé en moi pour la vie. Sinon, dans un registre très différent, ce sont les concerts de musique Noise et de Black Metal qui restent mes plus grandes sources d’inspiration. Leur énergie brute, leur rapport au chaos, à la physicalité, ont profondément nourri mon travail.
Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?
Je dirais sans hésiter le moment où j’ai été fouetté et tatoué en direct sur scène par un groupe de ménagères italiennes, pendant Azdora, un projet présenté au Santarcangelo Festival en 2015. Cette pièce était un hommage à ma grand-mère, Eva Britt, décédée en 2011. Avant sa mort, je lui avais demandé ce qu’elle referait différemment si elle pouvait revivre sa vie. Elle m’avait répondu : « J’aurais voulu être plus destructrice. Essayer de faire quelque chose de mal. » Elle avait passé sa vie à être une « bonne » personne, et regrettait de ne pas avoir exploré les parts sombres de sa personnalité. À partir de là, j’ai créé Azdora, avec un groupe de ménagères de Santarcangelo, avec qui j’ai fondé un groupe de Black Metal Noise. Chaque jour du festival, elles réalisaient un rituel différent. L’un d’eux consistait à tatouer le nom de ma grand-mère sur ma poitrine, et à me fouetter avec des lanières de cuir. C’était une expérience brute, viscérale, et profondément transcendante.
Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans ton parcours ?
Sans aucun doute, ma collaboration avec les groupes Nya Rampen et Institutet. Ensemble, on a créé une trilogie : Conte d’Amour (2010), We Love Africa and Africa Loves Us (2012), et Bis Zum Tod (2014). Avant 2010, je ne faisais que des installations vidéo. Ils ont été les premiers à m’inviter dans le champ du théâtre. Au début, je faisais des vidéos pour leurs performances, puis on a inversé le processus : ils ont commencé à jouer dans mes vidéos. Et en 2009, ils m’ont proposé de diriger une pièce. Ce fut Conte d’Amour, notre première création commune. Sans eux, je ne serais probablement jamais entré dans le théâtre.
À tes yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?
Quand j’ai commencé à faire des spectacles, j’ai ressenti un vrai soulagement. J’avais enfin trouvé un médium qui se passe ici et maintenant, à l’opposé des objets d’art fixes comme les vidéos, les peintures ou les installations. Mais avec le temps, j’ai commencé à percevoir les mêmes mécanismes d’objectification dans la performance. Comme si elle devenait elle aussi un produit à consommer, figé, intégré à un système. C’est pourquoi j’ai décidé, il y a quelques années, de créer des pièces sous forme de séries. Chaque jour, une nouvelle performance, un nouvel épisode, qui ne sera jamais rejoué. Pas de répétition. Pas de deuxième chance. Si tu n’es pas là ce jour-là, tu ne verras pas le travail. Ce format me permet de créer non pas un objet, mais un espace social. Un moment réel, fragile, éphémère. Je cherche à retrouver cette sensation première qui me fait aimer la performance : l’intensité de l’instant, l’irréversibilité du présent.
Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Je ne pense pas qu’un artiste doive avoir un rôle particulier. Cette idée de devoir me semble dangereuse, elle tue l’art. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes cherchent à plaire au système. Ils produisent des œuvres qui confirment les normes, les valeurs dominantes. Il y a cette peur d’être mal reçu, d’être méprisé, de créer quelque chose de « mauvais ». Et cette peur ronge l’énergie même du théâtre et de l’art. Moi, j’aime l’art qui frôle l’échec. Celui qui dérange. Celui qu’on hésite à qualifier de « bon » ou de « mauvais ». Un artiste, pour moi, doit provoquer, me bousculer, me forcer à réfléchir, à discuter. Il doit mettre le doigt dans la plaie. Pas m’expliquer comment le monde devrait être, mais me forcer à le regarder autrement.
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