Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 3 mai 2018
Déferlement verbal, flux gestuel ininterrompu, saturation sensorielle : dans Everything is ok, Marco D’Agostin met à l’épreuve notre capacité à regarder, à suivre, à résister. Entre performance physique extrême et introspection poétique, l’artiste italien interroge les limites du divertissement et la mémoire des corps. Entretien avec un chorégraphe qui fait du trop-plein un outil de poésie et du débordement un acte politique.
Ta pièce est une tempête de stimuli : sons, gestes, mots se déversent sans répit. Qu’est-ce qui t’a conduit à construire une telle surcharge sensorielle ?
Everything is ok est une expérience limite : un test de résistance physique et mentale. Je cherche à épuiser à la fois ma capacité d’action et la réceptivité du public. Si je bombarde les spectateurs de mouvements et d’informations, c’est pour poser frontalement des questions : à quel moment le trop-plein devient-il vide ? Quand l’œil se débranche-t-il ? Et alors, que peut surgir ? Qu’est-ce qui apparaît une fois que le trop devient inaudible, invisible, inassimilable ? Je me suis beaucoup nourri de recherches en neurosciences qui démontrent que le cerveau a besoin d’inactivité pour entretenir la mémoire, l’imaginaire, l’intelligence émotionnelle. En saturant l’attention, je provoque une fatigue volontaire, qui, je l’espère, ouvre un espace vierge, une zone de latence. Cette entropie organisée devient alors un outil : elle ne vise pas à capter, mais à libérer le regard, à autoriser un état flottant, presque méditatif, d’où peut jaillir l’imprévu.
D’où viennent les voix, les textes, les fragments qui composent ce texte-fleuve ?
Le prologue parlé fonctionne comme une cartographie de la pièce. C’est une sorte de manifeste inaugural où je révèle la logique qui va guider ensuite la danse. J’y entremêle des citations directes, des paroles glanées, des fragments publicitaires, des discours officiels, des chansons, mais aussi des inventions pures. Tous ces extraits ont une chose en commun : ils sont issus de l’univers du spectacle, du flux incessant de la culture de masse. Ce qui m’intéressait, c’était de faire cohabiter des langages antagonistes, de les aligner comme on ferait avec des échantillons dans une base de données. Ce n’est pas une mosaïque : c’est une avalanche. Un torrent verbal, où se mêlent slam, protocole, chanson enfantine, soap opera et discours politique, qui annonce ce qui se passera ensuite dans le corps : un brouillage généralisé des signes.
Quelles idées t’ont guidé au début de cette création ?
Je voulais d’abord travailler autour de l’idée de « divertissement échoué », comme le décrit David Foster Wallace. Un spectacle qui va trop loin, jusqu’à s’autodétruire. Il y a dans ce projet une volonté d’interroger la saturation : quand trop de spectacle tue le spectacle. Mais il y avait aussi une autre obsession : le temps. La mémoire. J’ai toujours été hanté par la question : comment la danse peut-elle faire trace ? Dans Everything is ok, j’imagine le corps comme un fossile en devenir, une archive vivante. Ce que je performe, c’est une mémoire collective compressée, des strates d’héritages culturels qui traversent le corps. Je ne cherche pas la narration, je cherche les résidus.
Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique de Everything is ok ?
Le point de départ a été la constitution d’un corpus gestuel : une encyclopédie du geste spectaculaire. Gymnastique, voguing, poses de mannequins, mouvements de stars de clips vidéo, gestes sportifs, danses folkloriques, tout y est. Il n’y a pas de hiérarchie. Tous les gestes sont « exécutés » avec la même intensité, sans affect ni ironie. Ce collage se transforme progressivement en un flux unique, ininterrompu, jusqu’à devenir un bruit visuel, une matière chorégraphique indifférenciée. On ne distingue plus les sources. C’est une masse mouvante. Et dans ce chaos contrôlé, il y a une faille : le regard du spectateur. Est-ce qu’il continue à suivre ? Est-ce qu’il décroche ? Est-ce qu’il résiste ? Pendant que mes bras moulinent, mes yeux, eux, cherchent des réponses. Ils demandent : « Tu es encore là ? »
La langue occupe une place importante dans ton travail. Quelle relation entretiens-tu avec elle en tant que chorégraphe ?
Pour moi, la langue est le lieu le plus intime et le plus collectif à la fois. Elle nous façonne. Elle est notre première scène. C’est l’endroit du récit, du souvenir, de la faille aussi. La langue est un outil, oui, mais aussi une matière, un lieu habité, presque un territoire. Je n’écris pas pour dire. J’écris pour déplacer. Les mots sont comme des gestes : ils peuvent caresser, heurter, interrompre, traverser. Certains chorégraphes se méfient de la parole. Moi, je veux la faire danser. Je veux qu’elle soit trouble, fragmentaire, contradictoire, comme la pensée. Comme le corps. Je n’oppose pas parole et geste. Pour moi, la parole est un geste. Je l’aborde d’abord comme une matière sonore : le rythme, l’accent, le souffle, l’attaque, la suspension, comptent autant que le sens. Souvent, c’est la musique des mots qui déclenche un souvenir, pas leur contenu. C’est comme si la voix portait une mémoire cachée, une mémoire affective, presque sensorielle. En tant que chorégraphe, je vois la langue comme un prolongement du corps. Et le corps, lui, devient un médium de mémoire, un sismographe du monde. Il y a une circularité entre parole et mouvement, un va-et-vient permanent où l’un contamine l’autre. La langue n’est jamais “hors de la danse”, elle danse aussi.
Vu au Théâtre des Abbesses. Photo Alice Brazzit
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