Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 21 janvier 2019
À l’invitation du Theater Basel, le metteur en scène suisse Thom Luz s’empare pour la première fois d’une pièce de théâtre : Léonce et Léna de Georg Büchner. Plutôt que de livrer une lecture classique de cette comédie romantique absurde, il en révèle les failles, les silences et les mystères. Entre musique dissonante, gestes suspendus et scénographie flottante, Luz tisse une rêverie théâtrale mélancolique, drôle et profondément énigmatique.
Comment as-tu découvert ce texte de Georg Büchner ?
C’est Andreas Beck, le directeur du Theater Basel, où je suis artiste associé, qui m’a suggéré ce texte. Büchner est un de ses auteurs de prédilection. Au départ, j’étais hésitant : ce n’est pas dans mes habitudes de monter des pièces de théâtre classiques. Je privilégie habituellement des projets plus personnels, à la frontière du théâtre, de la musique et de la performance. Mais Andreas a perçu une résonance très forte entre mon univers et celui de Büchner : l’absurde, le jeu avec le langage, la musicalité, cette forme de mélancolie joyeuse. Alors, plutôt que de raconter l’histoire de manière linéaire, j’ai cherché à traduire cette ambiance étrange, cet éclat discontinu, ces fulgurances oniriques. Ce texte est insaisissable, comme un rêve qui échappe à l’interprétation rationnelle. Il fonctionne davantage comme une partition que comme une narration. Et puis, j’ai le sentiment qu’il est resté inachevé. Il y a quelque chose de précipité dans sa forme, comme si Büchner, contraint par une commande, s’était lancé dans une écriture à la fois désinvolte et fulgurante. C’est un texte qui ne cherche pas à plaire, mais à détourner, à glisser entre les doigts.
Comment as-tu abordé cette œuvre lors des répétitions avec les comédiens ?
J’ai travaillé avec une ouverture maximale, sans chercher à imposer une grille de lecture. Ma méthode consiste à toujours envisager la musique comme un élément dramaturgique à part entière. J’essaie de dénicher une autre signification, cachée sous la surface. Ici, ce sont d’abord des images, des sons, des idées de gestes ou de rythmes qui me sont venus, avant même que le texte prenne forme. C’était comme une enquête sensorielle : comment connecter intuitivement ces éléments à la pièce, sans passer par la logique ? D’un point de vue plus pratique, je fais toujours en sorte de partager très clairement ma logique avec les comédiens. Sinon, le travail deviendrait trop solitaire. Chaque répétition démarrait par la musique, par le chant. Puis venaient de petits essais chorégraphiques. Le texte, lui, arrivait après, si c’était vraiment nécessaire. L’humour de Büchner, c’est un humour en chute libre : des blagues désespérées, drôles parce qu’elles n’ont pas de solution.
Comment as-tu pensé l’univers musical de Léonce et Léna ?
J’aime que la musique soit un protagoniste à part entière, au même titre que le texte ou le silence. Pour cette pièce, je voulais une musique pleine d’écarts, de trous, de dérapages. Une musique qui soit à la fois enfantine, mystérieuse et incomplète. À l’image des personnages : perdus, naïfs, mélancoliques. On a scié un piano en deux, littéralement. Puis, on a essayé de jouer entre les deux moitiés, comme si l’instrument lui-même était brisé mais cherchait malgré tout à chanter. On a aussi utilisé une machine à cirer les chaussures pour faire jouer un violon, une manière d’élargir les possibles, de tordre les attentes. C’est ça, l’esprit Büchner : dire quelque chose tout en le déformant, répondre sans vraiment répondre.
Contrairement à tes précédentes pièces, Léonce et Léna se déroule dans un décor figuratif. En quoi cet espace participe-t-il à la dramaturgie ?
Je voulais un lieu ambigu, un espace multiple, poreux. Il peut être à la fois salle du trône, studio de danse, hôpital psychiatrique ou décor de rêve. Les personnages peuvent être princes et princesses, mais aussi danseurs en répétition ou malades échappés de leur réalité. Ce que j’aime, en tant que spectateur, c’est qu’on me laisse de l’espace pour imaginer, pour construire mes propres fictions. Peut-être ces personnages sont-ils réellement une famille royale venue célébrer un mariage sous la pluie… et c’est pour cela qu’ils sont trempés. Ou bien peut-être ont-ils eu un accident et errent dans une ruine abandonnée. Peut-être rêvent-ils. Ou sont-ils morts, et c’est ainsi que l’au-delà se manifeste. Ce sont toutes ces lectures possibles, superposées, qui m’intéressent. Elles traduisent la complexité de l’existence, comme l’écrivait Büchner, non pas de manière psychologique mais onirique.
Tes spectacles semblent tous évoluer dans un univers onirique bien particulier…
Le point commun entre tous mes spectacles, c’est le mystère. Je ne cherche pas à construire des intrigues, mais des atmosphères. Je préfère le trouble à la clarté, la suggestion au discours. Je crois que le théâtre peut être une forme de consolation étrange. Un lieu qui accueille ceux qui doutent, et qui bouscule ceux qui croient tout comprendre. Robert Walser disait que le théâtre devrait « réconforter ceux qui sont confus et confondre ceux qui sont trop à l’aise ». C’est exactement ce que je cherche. Créer un monde suspendu, un rêve collectif, où l’on se perd pour mieux se retrouver.
Vu à Nanterre-Amandiers. Photo Sandra Then.
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