Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 2 septembre 2015
Avec Pièces courtes 1-9, Maxime Kurvers signe un premier spectacle à la fois radical et discret, composé de neuf micro-actions pensées comme autant de tentatives de transformation concrète. Héritier des théories brechtiennes, influencé par la performance conceptuelle comme par le théâtre politique, il interroge ici la puissance de la scène à agir sur la vie. Plateau nu, gestes simples, récits fragmentés : tout est mis en œuvre pour créer des “situations” où le théâtre devient un outil de dérèglement, d’émancipation, voire d’utopie. Entretien avec un metteur en scène pour qui la représentation est d’abord un exercice de liberté.
Pièces courtes 1-9 est ton premier spectacle. Peux-tu revenir sur la manière dont ce projet est né ?
J’avais envie d’explorer un paradigme spécifiquement théâtral, en partant d’un repère fondamental de l’histoire du théâtre moderne : la décomposition d’une pièce en fragments autonomes. C’est une idée que j’ai rencontrée chez Manfred Wekwerth, ancien assistant de Brecht, qui évoquait la possibilité d’un théâtre structuré par “points tournants” ou “points de rupture” (Drehpunkte), ces instants où une situation bascule. J’ai été très stimulé par cette hypothèse : penser le théâtre non comme un tout, mais comme une série de moments de transformation. Mais ce cadre m’a semblé trop attaché à la seule fiction. J’ai alors eu l’intuition qu’on pouvait détourner cette logique pour l’appliquer à des moments réels, ou en tout cas à cette zone d’indistinction entre vie et art, un espace de métamorphose commune pour les deux. J’ai donc voulu créer des situations simples, à accomplir sur scène, qui aient la capacité, même minimale, de transformer ceux qui les réalisent. C’est ainsi qu’est née la structure des Pièces courtes : neuf miniatures comme autant de tentatives de modification consciente, construites à partir de tâches.
Comment s’est organisée la construction de ces neuf pièces ?
Chaque pièce est née d’un énoncé, sorte de titre performatif, qui sert de guide aussi bien pour les interprètes que pour les spectateurs. J’essaie d’avoir une idée, Je décide de voir quelques arbres, J’essaie d’accepter mes émotions, Je m’initie à l’amour, etc. Ces formulations peuvent paraître naïves, mais leur simplicité était volontaire. Elles posent des actes potentiels, des décisions modestes mais engageantes. À partir de là, il a fallu chercher une forme. Avec les trois comédiens et deux régisseurs, nous avons tenté de donner à ces énoncés une matérialité scénique, parfois littérale, parfois décalée. Il s’agissait de faire tenir ensemble l’idée, l’action, et la réalité du plateau. Ni pure poésie, ni simple protocole, mais quelque chose d’intermédiaire qui active une pensée en acte.
Tu sembles accorder une place importante à l’imprévu. Quel rôle joue le hasard dans ton travail ?
Je ne parle pas directement de “Kaïros” dans la pièce, mais la dimension du hasard, de l’aléatoire, est fondamentale. Ce n’est pas un effet esthétique, c’est une condition pour que les interprètes puissent s’engager pleinement. Si tout est prévu, comment croire à la possibilité d’une transformation réelle ? La tension que j’essaie de créer, c’est celle entre une structure théâtrale très codée, avec un début, un milieu, une fin, et un temps présent, non résolu, partagé par les interprètes et les spectateurs.
Tu viens de la scénographie. Pourquoi avoir choisi ici un plateau complètement nu ?
C’est vrai, j’ai d’abord pensé concevoir un décor. Mais très vite, j’ai compris que c’était un réflexe, presque une habitude. J’ai commencé à considérer l’espace théâtral comme un terrain à explorer psychogéographiquement, dans le sens situationniste : un lieu socialement codé, mais ouvert à des dérives. J’ai donc abandonné l’idée de scénographie pour me concentrer sur l’environnement brut du théâtre. Ce plateau nu, c’est une matière active. Il agit sur les corps autant qu’ils agissent sur lui. Et il devient le témoin visible de ces tentatives de déplacement.
Ce plateau fonctionne donc comme un outil au service de l’action ?
Exactement. La question qui m’obsédait, c’était : “Que peut faire un plateau de théâtre face à nos désirs de changement ?” J’ai voulu qu’il soit un allié, un complice, un outil d’émancipation. Chaque pièce explore ainsi un mode de relation spécifique à la machinerie théâtrale, entre exposition et retrait, activation et attente. Au fil des neuf pièces, on traverse des régimes très différents : la frontalité du one-man-show, la lenteur d’un Trauerspiel, la sécheresse d’un concert de chambre, la virtuosité d’un son et lumière vendéen, ou encore la naïveté active d’une fête rousseauiste. Le plateau n’est donc jamais vraiment vide. Il est saturé de potentialités.
Est-ce que le spectacle change à chaque représentation ?
Oui, et non. La structure globale, l’ordre des neuf pièces, est fixe, car elle compose une macro-dramaturgie. Elle construit un trajet, une montée en intensité, une logique d’enchaînement. Mais au sein de chaque pièce, il y a une marge de jeu. Certaines sont très ouvertes à l’événement, d’autres moins. C’est là que réside l’enjeu : construire des structures suffisamment fortes pour que le théâtre ait lieu, mais assez souples pour que la vie résiste. Mon idéal serait un théâtre qui ne fait que créer des situations, et laisse ensuite le réel advenir.
Vu à la Ménagerie de verre. Photo Maxime Kurvers.
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