Photo la maladie de la mort 2 c stephen cummiskey

Champ / hors-champ, dans l’objectif de Katie Mitchell

Par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 26 janvier 2018

Double programmation pour Katie Mitchell, qui présente simultanément deux mises en scène à Paris : La Maladie de la mort au Théâtre des Bouffes du Nord (dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville) et Schatten (Eurydike sagt) au Théâtre de la Colline.

Aujourd’hui reconnue pour ces performances hybrides qui mêlent théâtre et cinéma, Katie Mitchell a toujours su exploiter le potentiel esthétique et dramaturgique de l’utilisation de la vidéo dans le contexte théâtral. Véritables plateaux de cinéma en action sous nos yeux, les dispositifs qu’elle met en place donnent à voir simultanément les comédiens, l’équipe de tournage et les images filmées en direct. Rien d’étonnant donc dans le fait de percevoir certaines similitudes – comme un leitmotiv du travail de l’auteur au fil des années – entre ces deux pièces. Filmées et montées en direct, les images projetées démultiplient, donnent un rythme particulier à l’action sur le plateau et échauffe le regard du spectateur qui n’aura de cesse de faire des va-et-vient entre l’écran et ce qui se passe sur scène. Si Katie Mitchell travaille et use ces mêmes procédés de mise en scène depuis maintenant plusieurs années on ne peut que saluer la brillante maîtrise avec laquelle elle a orchestré la confection de ces deux nouvelles créations à son répertoire.

Ecrit en 1982, La Maladie de la mort de Marguerite Duras raconte les rencontres quotidiennes d’un homme et d’une femme – ici incarnés par Laetitia Dosch et Nick Fletcher – chaque nuit dans une chambre d’hôtel en bord de mer. Dans un décor modulable surplombé par un grand écran de projection, les comédiens s’adonnent à une mise en scène millimétrée qui ne laisse aucune place au hasard. Installée quant a elle dans une cabine insonorisée à jardin, la comédienne Irène Jacob procède au récit à la troisième personne des rencontres nocturnes des deux étranglés. Rémunérée pour être aux côtés de cet homme tous les soirs, la jeune femme consent à chacun de ses désirs – principalement sexuels. Ces rendez-vous énigmatiques – froids et majoritairement silencieux – esquissent au final les profils de deux personnages détachés de leurs propres existences.

Tourné en noir et blanc, le film projeté est entrecoupé par de courtes séquences réalisées en extérieur (la façade d’un hôtel, la mer, la plage – ainsi que des images d’une petite fille qu’on suppose être le personnage de la femme alors qu’elle n’était encore qu’une enfant) et se concentre principalement autour du corps de la femme, notamment à travers le regard de l’homme (redoublé ici par le procédé scopique de la caméra) et exacerbe le rapport de domination de l’homme sur la femme, pointé par la présence intrusive des cadreurs. Factuelle et clinique, la mise en scène rend malheureusement l’objet hermétique, sans doute à l’image de cette plate relation sans émotion entre les deux personnages.

La seconde pièce, Schatten (Eurydike sagt), marque une nouvelle collaboration de Katie Mitchell avec la troupe de la Schaubühne (après avoir notamment mis en scène Lungs en 2013, The Forbidden Zone en 2014, Ophelia’s Room en 2015). Adaptation du texte éponyme de l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek (lauréate du prix Nobel de littérature), la pièce est une réécriture du mythe d’Orphée et Eurydice. Identique à celui de la précédente pièce, le dispositif isole, dans une cabine vitrée à jardin, une comédienne (Stephanie Eidt) nous livrant les pensées du personnage d’Eurydice. De la même façon que pour La Maladie de la mort, la mise en scène donne à voir une équipe de techniciens polyvalents (caméramans, perchistes, accessoiristes) qui grouille au sein d’un ingénieux décor.

Transformé en rock star, Orphée (Renato Schuch) tente à tout prix de ramener Eurydice (brillante Jule Böwe) du royaume des morts, après que celle-ci a été mordue par un serpent au cour d’un de ses concerts. Au cours du périple tumultueux qu’est ce retour vers le monde des vivants (notamment à bord d’une petite Coccinelle Volkswagen) la jeune femme se remémore sa vie, comment elle fut assujettie à Orphée et oppressée par une société patriarcale, jusqu’à ce qu’elle finisse par se rendre compte qu’elle préfère rester dans les enfers plutôt que remonter à la surface avec lui. Emporté par une mise en scène précise, ce haletant voyage, et ce malgré son issue annoncée, nous tient en haleine tout du long.

Ces deux pièces, et il en est de même pour l’essentiel de l’oeuvre de Katie Mitchell (à l’instar de Christine d’après Mademoiselle Julie de Strindberg en 2011, Le Papier peint jaune en 2013, ou encore Les Bonnes de Jean Genet en 2017), ont pour point commun de se concentrer sur un personnage féminin en proie au pouvoir de l’homme dans un dispositif de monstration efficace interrogeant nos regards comme ceux des personnages.

La Maladie de la Mort, vu Théâtre des Bouffes du Nord, avec Laetitia Dosch, Nick Fletcher et Irène Jacob. Décor et costumes Alex Eales. Lumières Anthony Doran. Schatten (Eurydike sagt), vu au Théâtre de la Colline, avec avec Jule Böwe, Cathlen Gawlich, Renato Schuch, Maik Solbach. Photo © Stephen Cummiskey.