Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 septembre 2016
Plongée dans une parole paternelle aussi tendre qu’invasive, Eau sauvage déplie la mémoire d’une relation parent-enfant à travers un monologue fragmenté, porté par une scénographie plastique et vibrante. Julien Fišera met en scène la voix d’un père dans la bouche de sa fille, incarnée avec une justesse troublante par Bénédicte Cerutti. Entre souvenirs, maladresses et amour débordant, Eau Sauvage explore les silences autant que les mots, dans un dispositif visuel où la couleur devient langage.
Cela fait maintenant une dizaine d’années que tu donnes corps à des écritures contemporaines. Qu’ont-elles en commun ?
Le point de départ, c’est presque toujours la rencontre avec une voix, une langue, un souffle. Il m’est arrivé de m’emparer de poèmes ou de textes non destinés à la scène. C’est encore le cas avec Eau sauvage. Mettre en scène, pour moi, c’est faire entendre une voix, celle d’un auteur ou d’une autrice. Le sujet compte, bien sûr — même si je me méfie du mot —, mais c’est surtout le rythme, le grain, l’élan de la langue qui m’attrape. Et cette langue, ce souffle, devient la matière vivante du jeu. J’ai toujours eu ce désir très fort de rendre palpable la secousse initiale que j’ai ressentie à la lecture. Les auteurs avec qui j’ai travaillé ont en commun un rapport très fort à la langue. Chez Valérie Mréjen, comme chez Angélica Liddell avec Belgrade, c’est une écriture qui, par sa structure même, fragmentaire, éclatée, monologique, ouvre des espaces de jeu, d’imaginaire, de pensée. Des écritures qui ne ferment pas, mais qui offrent des pistes, des zones de friction, de rêve, pour les artistes comme pour les spectateurs. Je n’ai jamais été attiré par un théâtre démonstratif ou péremptoire. Ce que je cherche, c’est un théâtre de la sensation, pas de la démonstration.
Comment l’écriture de Valérie Mréjen entre-t-elle en résonance avec ces auteurs ?
J’ai mis en scène trois monologues : Le Funambule de Genet, Le 20 novembre de Lars Norén, Eau sauvage de Valérie Mréjen. Dans ces trois cas, il y a un absent, un destinataire qui n’est pas là. Genet s’adresse à un amant disparu. Norén fait entendre le monologue posthume d’un lycéen meurtrier. Chez Mréjen, c’est une fille qui se souvient des paroles d’un père. Il y a une forme de conjuration, d’invocation des morts. Genet parlait de la proximité entre la scène et le cimetière, et je ne peux qu’y souscrire. Le théâtre, c’est peut-être le seul endroit où l’on peut entendre les morts parler.
Qu’est-ce qui t’a poussé à mettre en scène Eau sauvage ?
Je connaissais le travail de Valérie Mréjen comme plasticienne et surtout comme vidéaste. Ce qui me touche depuis longtemps dans ses vidéos, c’est l’attention portée à la langue du quotidien, aux maladresses, aux banalités, aux mots de tous les jours qu’on jette sans y penser. Tout ce qui relève de l’ordinaire mais qui, dans sa façon de les capter, devient bouleversant, essentiel. Quand j’ai lu Eau sauvage, j’ai été saisi par ce projet fou : archiver la parole d’un père à sa fille, sans filtre, dans tout ce qu’elle a de bancal, de tendre, de violent aussi. C’est une succession de questions, d’avertissements, de digressions, d’élans d’amour maladroits, de reproches déguisés. Le texte dit quelque chose de très profond sur la mémoire, sur les traces que les mots laissent en nous. Et au fil des représentations, j’ai vu à quel point ce texte touchait, bouleversait. Il convoque en chacun de nous l’enfant que nous avons été, et parfois le parent que nous devenons. C’est là que réside l’émotion. Avec Bénédicte Cerutti, ce fut notre terrain de jeu : incarner cette parole, la faire résonner dans toute sa complexité.
Justement, parlons de Bénédicte Cerutti. Était-ce une évidence dès le départ ?
Oui, absolument. Bénédicte a une capacité unique à faire vibrer des mots en apparence anodins. Elle ne surjoue rien, elle laisse les phrases advenir, et soudain, elles deviennent lumineuses. C’est une actrice extrêmement précise, mais aussi généreuse. Elle ne juge jamais le personnage qu’elle incarne. Elle l’écoute. Et cela, c’est rare. Avec Eau sauvage, il fallait quelqu’un capable de transmettre à la fois la distance et l’intimité, l’humour et la douleur, sans tomber dans un pathos explicatif. Bénédicte fait tout cela, dans une économie de moyens désarmante.
Le dispositif scénique est très marquant. Comment est née cette idée de boîte lumineuse ?
Très tôt, j’ai eu cette vision : une femme seule, enceinte, enfermée dans un cadre. Comme si, au moment de donner la vie, elle faisait un arrêt sur image sur ce qu’elle a reçu, ce qui l’a façonnée, et dont elle doit maintenant se libérer ou hériter. Nous avons regardé ensemble des représentations de la Vierge à l’Enfant, les boîtes de Joseph Cornell, les œuvres de Robert Rauschenberg. La boîte lumineuse est une chambre d’écho autant qu’un lieu d’enfermement. Elle est aussi une lanterne magique, une image mentale. Avec Virginie Mira à la scénographie, Kelig Le Bars à la lumière et Jérémie Scheidler à la vidéo, nous avons travaillé sur un espace plastique qui évoque autant l’intime que l’imaginaire.
En voyant ce cadre coloré, j’ai pensé à James Turrell ou Rothko. Quelle place a la couleur dans ton travail ?
Elle est essentielle. Et les artistes que tu cites nous ont effectivement inspirés. La couleur trace un chemin émotionnel à travers le spectacle. Le texte est fragmentaire, et la couleur nous aide à relier ces fragments, à circuler d’un état à l’autre. Nous avons choisi des teintes très franches, parfois acidulées, en lien avec le parfum Eau sauvage, mais aussi avec une idée de souvenir altéré, de mémoire chromatique. J’ai beaucoup regardé des pellicules anciennes, altérées par le temps. Certaines images deviennent plus émouvantes à mesure qu’elles s’effacent ou se dégradent. C’est ce rapport-là que je cherchais : un espace où l’émotion naît dans l’imperfection, dans l’usure des choses. Il m’arrive de penser que le théâtre est comme une pellicule qui chauffe : fragile, instable, mais capable d’enflammer la mémoire.
Vu au Théâtre Paris Villette. Photo Jean-Louis Fernandez.
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