Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 19 août 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Julie Nioche.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Mes premiers vrais souvenirs de danse remontent à mes cours d’éveil corporel sur un tatami, au début des années 80. J’avais environ trois ans. Dans cet espace, tout semblait possible : tomber sans se faire mal, courir, sauter, traverser la salle sans limites. C’était une expérience pleine de rires et de liberté. Je n’ai jamais oublié que c’est dans cet esprit de joie, sans jugement ni contrainte, que la danse a commencé pour moi. Encore aujourd’hui, quand je danse à l’abri des regards ou que j’explore un mouvement en création, je retrouve cette sensation d’être hors du cadre, hors des normes sociales. Un autre souvenir fort est celui de Jorge Donn dansant le Boléro de Béjart sous la verrière du Grand Palais. Je me souviens de cette apparition comme d’un trouble : il semblait à la fois homme, femme, animal, et figure mythologique. Il y avait dans son corps quelque chose de l’ordre du mystère, et cela résonnait puissamment avec cette idée de liberté. Ce n’est pas seulement sa danse que j’ai retenue, mais aussi la lumière, la musique, l’architecture du lieu. Tout formait un seul et même choc sensoriel.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
C’est une question à laquelle j’ai encore du mal à répondre. Je suis souvent surprise d’être artiste, comme si cela m’était venu sans que je l’aie vraiment décidé, mais c’est pourtant fondamental dans ma vie. En y repensant, je vois un point de départ dans les petites chorégraphies que je créais à l’école primaire avec mes amies. Nous les inventions pour accompagner nos jeux de sauts à l’élastique, pour créer d’autres mondes, d’autres façons de jouer ensemble. Aujourd’hui encore, je crois que ce désir de créer des espaces-temps alternatifs est resté le même. Des lieux de sensations, de partages, d’inconnu. Peut-être que ce qui m’a vraiment donné envie, c’est cette capacité qu’a la danse d’élargir nos mondes communs, de créer du lien autrement. Chorégraphier, c’est offrir un cadre où l’imaginaire peut circuler librement, où chacun peut ressentir, interpréter, rêver à sa manière.
Quelle danse veux-tu défendre ?
Je défends une danse qui naît de l’imaginaire déclenché par nos sensations, nos perceptions. Ma manière de créer part toujours d’une question, d’un trouble, d’une sensation à explorer. Je construis ensuite un processus de recherche précis, sans jamais imposer une forme au départ. Le spectacle se révèle peu à peu, comme une découverte partagée avec l’équipe artistique. Je cherche à créer des objets dans lesquels le spectateur a encore une place à inventer. Pas une œuvre qui impose un sens, mais un espace poétique à habiter. J’aime les danses qui évoquent plus qu’elles ne racontent. L’émotion naît souvent d’un dispositif qui stimule un regard kinesthésique, c’est-à-dire un regard qui ressent par le corps. Je tente de placer la danse à égalité avec la lumière, la musique, l’espace, pour que tout participe d’un même monde sensible. Ce que je souhaite transmettre, c’est une attention fine au vivant, à l’invisible, à ce qui circule entre les corps.
Et en tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ?
Je n’attends rien de précis de la danse en elle-même. Ce que je cherche, c’est d’être surprise, déplacée, touchée. J’attends d’un spectacle qu’il me fasse sortir de mes habitudes de perception. Qu’il me propose une autre qualité de temps, une autre manière de regarder, d’écouter, d’être là. Ce que j’aime, c’est quand l’œuvre détourne mes attentes ou m’invite à les lâcher. Ce sont souvent ces moments d’inconnu, de trouble poétique, qui me font entrer profondément dans un spectacle. Je veux rester active en tant que spectatrice, pas consommatrice. Être en mouvement, même intérieurement, avec ce qui se joue sur scène.
Pour toi, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Je pense à une phrase de Camus, dans son discours de Stockholm, que j’écoute souvent. Il dit : « Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. […] L’artiste se crée dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. » Ce passage résume beaucoup de ce que je ressens. Être artiste, ce n’est pas s’éloigner du monde, c’est y être pleinement, autrement. C’est partager des émotions, questionner, éveiller, sans arrogance. L’art n’est pas une fuite, mais une forme d’engagement poétique, un lien subtil entre soi et les autres. Il nous rappelle que nous sommes vulnérables, sensibles, traversés.
Comment vois-tu la place de la danse dans l’avenir ?
Je rêve que la danse soit aussi reconnue, soutenue et valorisée que les autres arts. Trop souvent, on la voit comme un art marginal ou silencieux. Or, la danse travaille quelque chose de profondément humain et nécessaire : notre rapport au corps, au temps, à l’espace, aux autres. Elle développe des savoirs précieux : l’attention, l’empathie, la présence. Ce sont des compétences rares aujourd’hui. La danse peut nourrir bien au-delà du plateau : en éducation, en soin, dans la société. Elle offre une autre manière de vivre ensemble, de percevoir le monde. C’est pourquoi elle doit être davantage soutenue, notamment dans les universités et les institutions. Elle mérite un espace pour sa recherche, pour ses expérimentations. Et surtout, elle mérite d’être transmise largement, pas seulement aux professionnels, mais à toutes celles et ceux qui ont un corps et un imaginaire.
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