Photo Tristan Jeanne Valès

Julie Berès, Petit Eyolf

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 12 février 2015

Pour la première fois, Julie Berès s’empare d’un classique et signe une mise en scène puissante de Petit Eyolf, l’une des dernières œuvres d’Ibsen. Traversée par les thèmes du deuil, de la culpabilité et de la renaissance, cette plongée dans l’inconscient familial mêle réalisme et visions oniriques. Dans cet entretien, la metteuse en scène revient sur son désir d’aborder Ibsen, sur l’importance de l’écriture scénique pluridisciplinaire et sur la construction d’une esthétique du vertige émotionnel.

C’est la première fois que tu mets en scène une pièce de théâtre classique. Pourquoi avoir choisi Ibsen ? Pourquoi Petit Eyolf en particulier ?

Avec Petit Eyolf, j’ai voulu répondre à un désir que je mûrissais depuis plusieurs années : travailler sur l’œuvre d’Henrik Ibsen. Son écriture a su inventer une forme de tragédie moderne, ancrée dans l’intime, dans les drames du quotidien, en replaçant l’humain au centre du récit. Chez Ibsen, le parcours de ses personnages, de l’égarement vers l’engagement, devient une véritable interrogation existentielle, terriblement proche de nos questionnements contemporains. Errance, quête de soi, illusion, mégalomanie : ce sont les moteurs souterrains de sa dramaturgie. Petit Eyolf, l’une de ses dernières pièces, est écrite dans un moment de crise personnelle pour Ibsen, qui avait l’impression d’avoir sacrifié sa vie à son œuvre. Cette dimension biographique transparaît avec force dans la pièce : les personnages sont traversés par une lutte intérieure, entre rêves déçus, chaos intime et tentatives d’émancipation. Ils nous bouleversent parce que leur combat pour la survie, qu’il soit tragique ou héroïque, résonne avec nos propres contradictions. Enfin, cette écriture qui mêle réalisme et onirisme, traversée par les forces inconscientes, m’a tout de suite fascinée.

Ton écriture scénique privilégie souvent l’image et le geste. Comment as-tu concilié cette approche avec l’interprétation d’un texte théâtral classique comme Petit Eyolf ?

Mettre en scène un texte classique ne m’a pas éloignée de ma démarche habituelle, qui est profondément pluridisciplinaire. Petit Eyolf contient une part de fantastique, inspirée d’un conte populaire norvégien, et j’ai cherché à construire une écriture scénique où différentes disciplines se croisent : scénographie, costumes, création sonore, chorégraphie, lumière… Pour moi, il s’agit de créer une composition organique, où l’imaginaire des interprètes dialogue en permanence avec les émotions suscitées par le travail plastique et sonore. À travers cette pluridisciplinarité, je voulais donner à voir et à ressentir l’inconscient des personnages, leurs consciences en lutte, en traduisant leurs visions intérieures sur le plateau. Cette approche était indispensable pour rendre toute la complexité et la profondeur du vertige psychologique que creuse Ibsen.

L’épisode de la noyade d’Eyolf est l’un des points d’orgue de l’œuvre d’Ibsen. Comment as-tu abordé la mise en scène de cette séquence, à la fois dramatique et symbolique ?

En effet, il a fallu très imaginer une transposition scénique de ce moment tragique, et réfléchir à la manière de représenter la mort de l’enfant. Dans la pièce originale, la noyade est annoncée par des cris entendus au loin. Mais j’ai souhaité renforcer l’effet de huis-clos et la tension anxiogène de cette grande demeure isolée. Nous avons choisi de faire surgir la nouvelle de la mort d’Eyolf par un appel téléphonique : une déflagration brutale, immédiate, qui replace les personnages dans une sidération impuissante. Sur scène, à cette annonce, la panique se déploie dans un désordre mécanique : d’un côté, une course éperdue vers la chambre d’Eyolf ; de l’autre, des corps qui s’effondrent, anéantis. À travers l’agitation, l’épuisement, les gestes absurdes, j’ai voulu faire ressentir ce moment où l’effondrement émotionnel submerge toute tentative de maîtrise. Où la violence contre soi devient la seule réponse au désastre.

Tu t’apprêtes à collaborer avec la troupe de l’Oiseau-Mouche. Comment envisages-tu cette prochaine création ?

Je vais travailler avec la troupe de l’Oiseau-Mouche, composée de comédiens professionnels en situation de handicap psychique, autour du thème de l’amour. Lors de notre première rencontre, nous avons évoqué les séries télévisées, certaines qu’ils suivent avec passion, tout en gardant parfois une certaine distance critique. Ce qui m’a frappée, c’est à quel point les intrigues sentimentales les captivaient. J’ai aussi été très touchée par les couples qui se sont formés au sein même de la troupe, avec une liberté vis-à-vis des conventions sociales que l’on rencontre rarement dans notre quotidien. À partir de leurs récits personnels et de leurs expériences de vie, je souhaite, en collaboration avec la romancière Alice Zeniter, construire une série de « bribes d’amour » : des tableaux fragmentés, sensibles, comme une mosaïque d’histoires où surgissent les désirs, les fragilités, et les élans amoureux, loin des représentations classiques ou normées. Ce projet me tient profondément à cœur, car il questionne non seulement notre rapport au désir et à l’intime, mais aussi la manière dont, en s’écartant des cadres établis, on peut inventer d’autres formes de relations, plus libres et plus sincères.

Vu à Odéon – Théâtre de l’Europe. Photo de Tristan Jeanne-Valès.