Photo © Lara Gasparotto scaled

g r oo v e, Soa Ratsifandrihana

Par Marc Blanchet

Publié le 11 janvier 2022

Qu’il signifie « dans le sillon » ou « swing », le mot groove témoigne de la primauté de la musique pour inviter à la danse. Impulsions et mouvements se conjuguent aux sensations et au besoin de s’abandonner au rythme. Le solo g r oo v e de Soa Ratsifandrihana, sa première pièce, joue ainsi entre appréhension de l’espace et énergie physique. Avec une sensualité progressive, la danseuse et chorégraphe révèle le groove comme le dénominateur commun de nos désirs de danser. Dans cet entretien, Soa Ratsifandrihana aborde les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de g r oo v e.

Par son titre, g r oo v e témoigne du lien entre la musique et le mouvement. Comment ce terme s’est-il imposé pour votre première création ? 

Je danse professionnellement depuis mes 19 ans ; j’ai travaillé avec Salia Sanou et James Thierrée, et pendant cinq ans avec Anne Teresa De Keersmaeker au sein de sa compagnie. Avec ce solo, je souhaitais me confronter à l’écriture chorégraphique. Le premier mot qui m’est venu à l’esprit, c’est celui de groove. Si je danse, c’est grâce à la musique. Dès que j’en entends, des mouvements apparaissent, la danse naît. Plusieurs questions m’ont traversée à l’abord de cette création : comment mettre en scène le groove sur la durée d’un spectacle ? Comment créer un cheminement, dilater ou contracter le temps ? Comment inventer une dramaturgie d’intentions en travaillant avec deux compositeurs, qui ont leur propre rythme ? Avec en plus le désir que tout cela soit « embaumé », je ne vois pas d’autre mot, par des lumières de Marie-Christine Soma. Cette création n’avait de sens pour moi qu’en incluant le public dans une sorte de cocon, pour former ensemble un cercle et éprouver une énergie concentrique commune. La danse n’est pas frontale à l’origine … 

N’avez-vous pas cherché à rendre présent un corps qui intrigue l’espace autant qu’il est lui-même intrigué par sa propre physicalité ? 

Le groove, du moins la perception que j’en ai, interroge le passage du temps. Il s’agit d’inviter le public à entrer dans ma temporalité. Quand nous entrons dans une salle de spectacle, nous sommes dans des énergies diverses. Ce sont ces énergies, celles des spectateurs comme la mienne, que je mets en relation. D’où une « ouverture » d’une grande lenteur, qui passe par différentes images. Elles viennent chacune de références précises. Je les appelle « ma collection de désirs ». J’apparais et appréhende l’espace à travers des images qui « balisent » ma vie. Je les produis avec un costume réalisé par Coco Petitpierre, qui fait écho au dessin animé manga de 1995 Ghost in the shell, dont j’emprunte la posture. Alors qu’elle atterrit d’un saut, le personnage Motoko se réceptionne dans cette posture, prête à engager le combat. Adolescente, j’étais fascinée par ces femmes guerrières, aux caractères bien trempés… 

Vous produisez ces images, ces postures, au rythme d’une musique qui prend lentement forme…   

Dans un ordre précis,  se succèdent des postures inspirées du clip musical This Is America de Childish Gambino, de la Vénus de Botticelli, de Superman en plein vol… ou d’une position de yoga. Elles symbolisent l’une après l’autre, des figures auxquelles je m’identifie ou j’aurais aimé m’identifier, exprimant en vain une recherche de définition. La dernière à apparaître, ustrasana ou “camel pose” exprime l’acceptation et l’amour. Je m’intéresse avant tout à la temporalité entre chaque pose, non aux poses elles-mêmes. Une accélération progressive induit pour chaque « point de rendez-vous » un changement d’intention. Toutefois, chaque image a son importance : le personnage de Ghost in the shell est une femme cyborg ; elle porte en elle quelque chose à la fois de robotique, de plastique, de mécanique et d’animal – de même une forme de défiance. La posture de Botticelli témoigne d’une certaine candeur. Je passe à travers elles, crée une continuité de mouvement jusqu’à ce que je commence à ponctuer, effectuer des saccades, des changements de mouvements, avec le déploiement progressif d’une première musique d’esprit glitch. 

Votre pièce ne met-elle pas aussi en scène une sensualité empreinte de pudeur ?

Ma pensée du groove n’est pas d’extérioriser des sensations. Je suis plus attentive à créer un parcours avec subtilité, grâce à deux univers musicaux successifs. J’ai imaginé le dispositif de la pièce comme espace clos quadri-frontal, concentré, avec le choix d’une petite jauge pour que le public soit très proche. Ainsi, il voit, perçoit, les moindres gestes, mouvements, changements d’intention ou de rythme. La lenteur du début est une entrée en matière, presque un moyen de marquer un territoire. Elle permet une prise d’assurance progressive, à mesure que j’accélère en lien avec une musique très exigeante. Dès lors, la danse peut changer, tout comme je retire dans un second temps ma veste « futuriste » pour continuer à danser avec un haut coloré.

Gagnant en rythme, vitesse et émotion, votre danse s’accorde ensuite à une musique plus mélodique. g r oo v e n’est-il pas en deux temps, deux visages ? 

G r oo v e a effectivement deux temps et deux visages, qui viennent, au-delà de la danse, d’un travail avec deux compositeurs aux esthétiques différentes. Sylvain Darrifourcq a réalisé la première partie, dans un processus musical qui s’apparente au glitch, alors qu’Alban Murenzi vient du hip-hop. Entre ces deux visages, une transition se fait dans le silence : je fais référence, presque secrètement, à plusieurs danses propres à mon parcours de vie, des danses malgaches comme une imitation de mes parents en train de danser ! Ce qui m’intéresse chorégraphiquement dans cette pièce, c’est la convocation de différents héritages, dont celui de la danse contemporaine. L’un d’eux, vient de mes interprétations des chorégraphies d’Anne Teresa De Keersmaeker. Traverser ces expériences, ces souvenirs, cette mémoire, les mettre sur le même plan et les coudre les uns avec les autres :  voilà l’énergie que j’ai recherchée autour de cette notion de groove.

Comment équilibrer dans une même chorégraphie histoires familiale et artistique ?

C’est un travail d’écriture. Lors des premiers jours en studio, j’ai énormément improvisé. Comme l’écriture automatique, l’improvisation en danse, libre et sans contrainte, permet de défaire le corps des préjugés qui nous empêchent de vraiment nous lâcher. J’estime n’être pas encore arrivée à cette danse libre, mais je sais déjà à travers ces heures passées à danser seule et sans but, que j’ai pu réconcilier l’esprit de ces danses de fêtes de famille avec celui des danses plus « contemporaines » et sophistiquées. Le tout est de les tisser ensemble avec agilité et malice. Et l’écriture permet de formaliser cette rencontre et d’attribuer une place honorable à ces danses incarnées qui n’ont rien à envier à celles qu’on jugerait plus savantes…   L’écriture me permet de clarifier mes intentions et d’enlever le superflu, de ne me tenir qu’à l’essentiel. Comme ça, une fois au plateau, je me libère de la forme et je me laisse guider par mes intuitions. Car, ce que je recherche dans le fond, c’est la sensation, rien que la sensation !

Votre écriture chorégraphique n’évolue-t-elle pas entre maîtrise et abandon ?

Tout l’enjeu est de pouvoir dans l’écriture chorégraphique passer de l’une à l’autre. La recherche de groove nécessite cet abandon continu, qui suppose de se laisser porter par la musique, le mouvement, le rebondi, la sensualité juste d’un geste afin de l’accompagner, voir jusqu’où il peut aller. C’est pourquoi je n’ai pas voulu de frontalité, pour favoriser l’échange d’un regard, des interactions… Cela donne la possibilité de raconter quelque chose, d’étirer le temps, d’en prendre soin, avec d’inévitables variations à chaque représentation, en termes d’énergie, la mienne comme celle du public. 

À moins de trente ans, de vos choix musicaux à votre « collection de désirs », votre spectacle ne témoigne-t-il pas d’une danse d’aujourd’hui à même d’accueillir des formes diverses de la modernité ?

Je travaille avec deux compositeurs qui utilisent le logiciel Ableton, et qui comme moi ont de multiples influences  ! Nous sommes des millennials et avons grandi avec internet, face à une multitude de sources, et un tri à faire ! Il s’agit d’une véritable hybridation, qui peut être un état des lieux comme un positionnement. Qu’il s’agisse des compositions musicales, de la lumière et bien sûr de la danse, tout est écrit toutefois dans g r oo v e à partir du contrepoint. Nous ne sommes jamais vraiment ensemble. Nous créons des ruptures, des éléments de surprise, pour qu’une élasticité apparaisse. Si je m’inscris à la croisée de plusieurs esthétiques, je les convoque au service d’une énergie que j’ai envie de partager avec le public.

Chorégraphie, interprétation Soa Ratsifandrihana. Musique Alban Murenzi et Sylvain Darrifourcq. Lumière Marie-Christine Soma. Costume Coco Petitpierre. Photo © Lara Gasparotto.

g r oo v e est présenté les 13 et 14 juin au CN D dans le cadre de Camping et des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis