Photo Photo ©Julien Benhamou

Grégory Gaillard : « L’Opéra est un immense réservoir de mémoire »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 août 2016

Danseur au Ballet de l’Opéra de Paris, Grégory Gaillard aime brouiller les lignes : entre classique et contemporain, entre plateau sacralisé et espaces réinventés. À travers les projets de Boris Charmatz et Jérôme Bel, il explore un autre rapport à la mémoire, au politique et au geste. Rencontre avec un interprète qui pense la danse comme un lieu vivant de transmission, de résistance et de recomposition.

On t’a vu dans les couloirs du Palais Garnier dans 20 danseurs pour le XXe siècle de Boris Charmatz. Tu y interprétais, entre autres, La Sorcière de Mary Wigman, un extrait d’Heidi de Paul McCarthy et Mike Kelley, Shirtology de Jérôme Bel ou encore Le Projet de la matière d’Odile Duboc. Comment as-tu construit ce parcours si contrasté à travers ces œuvres ?

Je rêvais depuis longtemps d’interpréter La Sorcière de Mary Wigman. J’avais découvert une archive vidéo à l’école de danse, avec ce grain rugueux, presque spectral, qui faisait surgir Wigman comme une apparition. Plus tard, je suis retombé sur elle dans l’exposition Danser la vie au Centre Pompidou. Avec Boris Charmatz, la sélection s’est faite par résonance. Pour Heidi, il m’a tout de suite parlé de la violence contenue dans ce fragment – comme un vieux film de famille déformé, inquiétant. Cette trace visuelle dialoguait presque naturellement avec l’image tremblante de Wigman. Avec Le Projet de la matière, je m’éloignais de la densité terrestre de Wigman pour aller vers quelque chose de plus fluide, presque éthéré. Boris me disait qu’Odile Duboc cherchait la liquéfaction de la matière. Enfin, Shirtology, que j’avais commencé à répéter dans Tombe, apportait un contrepoint plus léger, presque burlesque. Après McCarthy et Kelley, c’était un souffle.

Danser hors plateau, face à un public très proche, des œuvres aussi atypiques… Quels ont été les véritables enjeux pour toi dans ce projet ?

La proximité avec les spectateurs a été une découverte exaltante. J’ai eu la sensation de rencontrer un public plus jeune, plus poreux. Mais surtout, ce qui m’a marqué, c’est la richesse de la transmission. Les répétiteurs étaient d’une générosité immense, notamment Dominique Brun, véritable mémoire vivante, qui m’a transmis La Sorcière. Ce projet, ce n’était pas juste « être à contre-courant » de l’institution classique. Pour moi, Boris cherchait à révéler la fonction mémorielle profonde du Ballet de l’Opéra. Ces performances hors plateau n’étaient pas une rupture, mais un déplacement du sacré : la mémoire vivante du répertoire classique passait par les corps, les gestes, les souvenirs incorporés. C’était tout sauf poussiéreux.

Tu as ensuite participé à Tombe, la création de Jérôme Bel pour l’Opéra de Paris. Peu de danseurs ont accepté l’invitation. Qu’est-ce qui t’a poussé à le rejoindre ?

Je suis souvent identifié comme danseur « classique », ce que je voulais justement bousculer. Travailler avec Jérôme Bel, figure de la « non-danse », était un geste clair. Jérôme l’a très bien compris. Il m’a accueilli là-dedans avec bienveillance. J’étais aussi très stimulé à l’idée d’ouvrir la scène à quelqu’un d’extérieur au monde chorégraphique. J’avais rêvé, un temps, de partager le plateau avec Christiane Taubira. Finalement, c’est Henda Traoré que Jérôme a choisie. Et c’était un choix fort. Elle portait quelque chose de politique, un combat. Le titre Tombe, pris au tableau de Gisèle, résonnait pour moi avec la loi Taubira, mais aussi avec mes propres expérimentations artistiques et sociales au sein de l’Opéra.

Comment se sont passées les répétitions avec Jérôme Bel ?

J’ai d’abord été surpris : Jérôme m’a demandé de danser des variations classiques devant Henda. Je m’attendais à quelque chose de plus libre, plus improvisé. Mais très vite, il a saisi que mon enjeu, à travers ce projet, était de décloisonner ma place au sein du corps de ballet, et peut-être aussi de faire éclater les assignations liées à mes origines sociales. C’est comme si la pièce avait changé de direction en cours de route, pour devenir aussi mon propre espace de recomposition.

Parmi les danseurs engagés sur ce projet, tu es le seul à t’être interrogé ouvertement sur l’espace du plateau comme espace sacré. Quel est ton regard sur l’Opéra de Paris aujourd’hui ?

L’Opéra est une institution fascinante, une machine de précision. Mais comme je le disais à propos de Charmatz, l’enjeu, c’est de déplacer le sacré : non plus le placer dans l’édifice, mais dans ceux qui y œuvrent. Les danseurs, bien sûr, mais aussi les machinistes, les techniciens. C’est ce déplacement-là qui m’anime.

Tu danses aussi bien Balanchine que Forsythe, Noureev que Preljocaj. Comment s’est construit ton parcours dans la maison ?

Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de danser le répertoire contemporain. Ce n’était pas un choix personnel, mais plutôt une orientation de distribution. Pourtant, je crois profondément que le danseur classique a besoin de la création contemporaine. Ce contact avec le chorégraphe, avec le geste en train de naître, est essentiel. C’est ce qui permet de danser les grands classiques avec justesse, de s’arracher au musée.

Boris Charmatz dit : « Le corps est le principal espace muséal. » Quel est ton musée aujourd’hui ?

Mon musée est mouvant. Il est fait de gestes, de traces, de fantômes. Avec 20 danseurs pour le XXe siècle, Boris a révélé que l’Opéra est en réalité un immense réservoir de mémoire. Mais cette mémoire n’a de sens que si elle reste vive, renouvelée, transmise. Si ta question a un sens, alors je réponds : je danse pour que ce musée ne s’endorme jamais.

Photo © Julien Benhamou