Photo Photo © Matthieu Popovic

Portraits d’été : Gaëlle Bourges

Publié le 17 juillet 2018

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Gaëlle Bourges.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Mon tout premier souvenir, c’est celui d’un “gala de danse”, on appelait ça comme ça. J’avais quatre ans et demi. Ma prof de danse rythmique, elle s’appelait Rosie, je crois, avait imaginé une petite chorégraphie : il fallait bercer des poupons. On portait un pyjama comme costume, un pyjama que j’adorais. Je revois encore ses couleurs vives. Sur scène, j’étais complètement aveuglée par les projecteurs. Je me souviens m’être dit : “je ne vois rien du tout”.J’ai trouvé ça drôle. Et j’avais très chaud. Voilà, la scène, c’était ça : chaleur et lumière.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?

J’ai envie de dire : cette première expérience de scène, l’aveuglement, la chaleur, l’étrangeté. Mais en réalité, je ne sais plus très bien. La mémoire réécrit sans cesse. Mais j’ai construit ce souvenir-là, je le garde. Ce que je sais, c’est que j’ai voulu être danseuse très tôt, même si je n’avais pas vu beaucoup de spectacles marquants avant mes vingt ans. Peut-être un Casse-Noisette quand j’étais enfant, et encore, c’est la musique que j’avais aimée. Mais j’étais déjà inscrite à des cours de danse classique. Ce que j’aimais vraiment, c’était inventer des spectacles avec mes copines. Faire payer les adultes pour qu’ils viennent. C’était des performances courtes, adaptées au moment.On gagnait un peu d’argent et on allait acheter des bonbons. J’étais très motivée par ce “travail”. Mais ce que je cherchais déjà, au fond, c’était une échappée. Une façon de sortir de la réalité. La danse, mais pas seulement : je faisais partie d’une bande de filles qu’on appelait des “garçons manqués”. On jouait au foot, aux billes, on faisait du vélo et du skate, on avait des cachettes secrètes, des abris pour animaux abandonnés, et même des réunions “politiques” pour défendre le droit de marcher sur les pelouses. La danse, que je pratiquais un peu en secret parce qu’elle était vue comme féminine, faisait aussi partie de cette effervescence. Une façon de grandir en dehors de la cellule familiale.

En tant que chorégraphe, quelle danse veux-tu défendre ?

Je ne défends pas “la danse” comme une entité. Je défends plutôt une manière de faire, un processus. Une façon de fabriquer des spectacles, ou autre chose. J’aime revenir vers des formes de pensée anciennes, à partir d’une image, souvent. C’est ma manière de me situer dans le monde contemporain : en passant du temps dans des époques révolues. Je ne suis pas historienne, mais c’est un geste qui me permet de construire un monde resserré. Plutôt que d’affronter la totalité, que je trouve aujourd’hui plus violente encore qu’enfant. Travailler à partir d’images qui traversent le temps sans perdre leur pouvoir, c’est nourrir une pensée critique.Mais une pensée sensible aussi. Les images, je les incorpore. Je les laisse infuser dans le corps. Et ça crée des passerelles entre l’analyse et la perception. C’est ce que j’appelle un programme “somato-politique”. Relier le corps et le politique, la sensation et la construction du sens. La danse moderne et contemporaine ont toujours fait ça : proposer de nouveaux programmes somato-politiques.

Et toi, en tant que spectatrice, qu’attends-tu de la danse ?

J’attends qu’elle interroge. Qu’elle continue à remettre en cause les normes : celles de la danse elle-même, du spectaculaire, du genre, de la sexualité, des représentations minoritaires. J’attends qu’un spectacle active, à sa manière, un programme somato-politique propre. Et pas qu’il rejoue des coordinations devenues académiques, ou pire : stéréotypées et figées. Un spectacle qui ne questionne rien, qui n’ouvre rien, je n’ai pas envie de le voir.

À tes yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

L’histoire de la danse moderne, puis contemporaine, est faite de remises en question. De techniques, d’esthétiques, de formats. Aujourd’hui encore, il s’agit de remettre en cause les techniques normatives du corps. D’ouvrir la scène à d’autres pratiques, à d’autres manières d’habiter son corps. Mais pour que ces formes émergent, il faut que les personnes issues des minorités, sociales, culturelles, de genre, puissent accéder à la danse. Qu’elles deviennent visibles, et considérées. Sur le long terme. La danse a toujours été un art poreux, accueillant. Elle s’est nourrie de la santé, de la philosophie, d’autres disciplines artistiques. J’attends qu’elle continue d’accueillir. Et de se transformer en accueillant.

Et pour toi, quel rôle devrait jouer un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

Un·e artiste a déjà un rôle, qu’il ou elle le veuille ou non. Comme tout le monde. Chacun occupe une position.Danseur, gardien de nuit, travailleur du sexe, chacun a un rapport au monde, un angle d’incarnation. Ce qui compte, c’est d’avoir conscience de cette place. De comprendre la fonction qu’on remplit, parfois sans l’avoir choisie. Et d’essayer d’être en accord avec ce qu’on fait depuis cette place. En France, les artistes sont écoutés, respectés. Ce n’est pas le cas partout. C’est un privilège. Et depuis ce privilège, on peut (et on doit) s’engager. Questionner les idées reçues. Soutenir celles et ceux qui occupent des places moins confortables. Par exemple, les travailleurs du sexe, qu’on stigmatise, alors qu’ils travaillent aussi dans le champ du corps, du regard, du langage. Eux aussi produisent du somato-politique.

Photo © Matthieu Popovic