Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 25 février 2016
Depuis maintenant plusieurs années, les chorégraphes et danseurs Jonas Chéreau et Madeleine Fournier développent une pratique singulière fondée sur l’écoute, le doute et le plaisir de chercher ensemble. Entre abstraction, fiction et jeux d’attention, leurs pièces creusent des espaces où le mouvement surgit de l’arrêt, où la parole naît du corps. Avec Sous-titre, ils poursuivent leur exploration d’une danse à la fois minimale et intensément habitée, attentive aux strates invisibles de la pensée et de l’émotion.
Vous poursuivez chacun votre parcours d’interprète tout en créant ensemble depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui nourrit encore aujourd’hui votre envie de collaborer ?
Jonas Chéreau : Nous collaborons ensemble depuis plus de dix ans ! Nous nous sommes rencontrés lors de la première promotion d’interprètes initiée par Emmanuelle Huynh au CNDC d’Angers. Nos parcours étaient à la fois très différents et parfaitement complémentaires : Madeleine venait du conservatoire à Paris, et moi, j’avais une approche plus autodidacte. Malgré ces différences, nous nous sommes très vite trouvés autour d’une question récurrente : « Pour toi, c’est quoi la danse ? » En sortant de l’école, nous avons travaillé séparément avec divers chorégraphes : Madeleine avec Odile Duboc, moi avec Daniel Larrieu. Il y avait une sorte de filiation entre leurs deux œuvres. Ce qui nous lie aujourd’hui, c’est à la fois une profonde amitié et une envie commune d’avoir un espace de recherche, de remise en jeu de la création chorégraphique. Nous adorons travailler avec d’autres artistes, mais nous avons aussi besoin d’un lieu à nous. Notre travail en commun nous permet de relier nos expériences d’interprètes à notre propre pensée artistique. Et puis, on rigole beaucoup ensemble, c’est essentiel.
Comment se construit concrètement une création ensemble ?
Madeleine Fournier : On commence par parler. Beaucoup. C’est un temps essentiel. On aborde tout : nos lectures, nos obsessions, nos vies personnelles. Il n’y a pas de hiérarchie dans nos sujets. C’est notre manière de déterminer si un projet est en phase avec ce que nous traversons. On ne dissocie pas nos vies de la création. C’est une manière de faire sens, de partager nos vulnérabilités, nos intuitions. Parfois, on a l’impression de commencer par une forme de thérapie collective qui, peu à peu, prend la forme d’une pièce.
Dans vos pièces, on sent un fil conducteur, notamment l’usage des mots et leur lien au mouvement. Comment Sous-titre s’inscrit-il dans cette continuité ?
Jonas Chéreau : Les Interprètes ne sont pas à la hauteur partait d’une relecture fantasmée des danses macabres à partir de verbes anciens. C’était une archéologie poétique et absurde. Avec Sexe symbole, on a exploré la construction du langage et ses binarismes. Le geste naissait d’une opposition conceptuelle : lisse/rêche, dur/mou… Avec Sous-titre, c’est l’inverse : on est partis du mouvement, de l’expérience, de l’arrêt même. Ce n’est pas le mot qui appelle le geste, c’est le geste qui cherche à se dire. Et souvent, ce dire est raté, bancal, poétique. On a réalisé que l’origine du mouvement nous obsédait. Qu’est-ce qui active un corps ? Un souvenir ? Une pensée parasite ? Un souffle ?
Pouvez-vous retracer la genèse de la pièce ?
Madeleine Fournier : On avait à la fois envie de ne pas partir d’un thème et de rester dans une posture d’écoute. On a écrit un texte à partir d’échanges, un peu comme une correspondance délirante et sans transitions. Ensuite, l’immobilité s’est imposée. C’était vertigineux de partir de l’arrêt. Comment faire advenir le mouvement sans le forcer ? Comment parler sans illustrer ? C’est là qu’on a pensé à une voix de pratique, comme dans les cours de danse ou les méthodes somatiques. Cela ouvrait un ton, une forme d’adresse qui n’était ni théâtrale ni naturaliste. L’arrivée d’Èlg a tout changé. Il apportait une tierce voix, à la fois grotesque, mystique, métaphysique. On lui a proposé d’improviser ses pensées pendant qu’il nous regardait danser. Il pouvait réagir à nos gestes ou partir dans une toute autre dimension. Ce flottement entre les strates nous passionne.
Comment avez-vous pensé l’intervention d’Èlg et du mobile de Boris Achour ?
Jonas Chéreau : Avec Èlg, on partage un goût pour l’absurde et l’improvisation. Il est à la fois poète sonore et commentateur omniscient. Sa voix amplifiée plane comme celle d’un arbitre, un esprit malin qui surinterprète tout. Quant au mobile de Boris Achour, on cherchait une présence silencieuse qui porte en elle le potentiel du mouvement. Un équilibre prêt à rompre. Boris a créé une pièce suspendue, sensible au moindre souffle. Comme nous, elle est en attente.
La parole occupe une place importante dans vos pièces. Qu’est-ce qu’elle vient activer ou révéler ?
Madeleine Fournier : La parole vient souvent de l’improvisation, comme une trace, un reflet de ce qui se passe dans nos corps. Elle permet d’incarner l’intime, de partager sans expliquer. Dans Sexe symbole, on enregistrait nos discussions. Dans Les Interprètes ne sont pas à la hauteur, les verbes anciens étaient déjà des moteurs de mouvement. La parole, c’est aussi ce qui dédramatise, qui rend l’abstraction accessible. Quelqu’un m’a dit récemment qu’on faisait des choses très sérieuses avec légèreté, et des choses drôles avec beaucoup de sérieux. Je trouve que c’est exactement ça.
Et vos liens avec les arts plastiques, le cinéma ?
Jonas Chéreau : La danse est poreuse. On parle tout autant de musique, de cinéma, de philo, de sociologie… Avec Tamara Seilman, on a fait le film 306 Manon. Avec Boris Achour, on explore la sculpture en mouvement. Mais toujours depuis la danse. On pense ces collaborations comme des prolongements chorégraphiques. Ce n’est jamais illustratif, c’est une manière d’ouvrir le geste à d’autres dimensions, de déplacer la scène.
Ménagerie de verre. Photo Marc Domage.
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