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Portraits d’été : Yaïr Barelli

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 10 août 2017

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Yaïr Barelli.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

Je distinguerais deux types de souvenirs : un souvenir de regard et un souvenir de sensation. En regard, c’est Anaphase (1998) d’Ohad Naharin avec la Batsheva Dance Company. J’avais six ans. C’est la première pièce que j’ai vraiment vue. En ressenti, c’est une promenade les yeux fermés, guidée par un partenaire pendant une heure, lors d’un stage de Lisa Nelson à Marseille en 2003. Elle proposait d’expérimenter le mouvement et l’immobilité dans l’obscurité. C’est là que j’ai eu pour la première fois le sentiment clair : je suis en train de danser. Sinon, il y a aussi le souvenir de moi, à 4 ou 5 ans, dansant des danses du ventre devant ma famille en faisant le clown. Mais tous les enfants font ça, non ?

Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Certainement Anaphase (1998) d’Ohad Naharin, encore. Puis Kontakthof (1978) de Pina Bausch, dans la version dansée par les interprètes originaux, tous âgés de plus de soixante ans. Herses, une lente introduction (2007) de Boris Charmatz, et une soirée d’improvisations de Boris également. Jérôme Bel de Jérôme Bel (1995), Guintche (2010) de Marlene Monteiro Freitas, les performances de Tino Sehgal, Attentionography de Lisa Nelson. Je pense aussi à Jeanne Balibar dans un solo magnifique dont j’ai oublié le titre, à plusieurs spectacles d’Yves-Noël Genod, et à beaucoup d’autres que je ne parviens pas à faire remonter maintenant à la mémoire.

Quels souvenirs gardes-tu de collaborations artistiques importantes ?

Je travaille actuellement avec Maki Suzuki, artiste et graphiste du collectif Åbäke, avec qui je co-anime un workshop à la HEAD à Genève, intitulé Le Magnifique Avventure. C’est un atelier annuel d’une semaine où nous essayons de vivre une aventure, sous des formes qui changent chaque année. L’objectif, sans doute, est de chercher à comprendre ce qui fait aventure. La première édition date de 2012, et Maki et moi nous sommes promis de continuer pendant dix ans. Il est difficile d’en parler, car ce que nous y faisons échappe souvent à la documentation. On arrive le matin, on demande aux étudiant·e·s ce qu’ils aimeraient faire, on établit une liste de souhaits, puis on interprète cette liste pendant la semaine, même quand les idées semblent irréalisables. Par exemple : une année, on a fait le tour du lac Léman ; une autre, on est partis à Marseille, puis à Venise. Une fois, on a passé une semaine en huis clos dans une maison à Nernier. Une autre fois, on a fabriqué un bateau et on l’a amené sur la mer. Ou encore, une mosaïque entre deux lacs. Ce sont des semaines très intenses, où l’on vit ensemble 24h/24, dans une progression imprévisible vers l’inconnu. Une autre collaboration marquante a été avec Marlene Monteiro Freitas, pour qui j’ai dansé dans Paraiso – Colecção Privada (2012–2013). Le processus de création, les relations humaines dans l’équipe, tout a été extrêmement riche. Cela a transformé ma manière de travailler… et de vivre.

Peux-tu partager certaines œuvres qui composent ton panthéon personnel ?

Je n’ai pas de panthéon. Je n’aime pas sacraliser les pièces. J’apprécie des artistes, j’apprécie leur travail, mais je ne considère pas les œuvres comme des objets isolés. Je les regarde dans la continuité d’une démarche. Ce qui m’importe, c’est le trajet, le processus, plus que la réussite d’un objet.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je cherche à travailler aux limites de ce qu’on appelle danse. À ne pas trop la distinguer des autres formes, des autres pratiques. Ce qui compte, pour moi, c’est l’expérience vécue. Et je trouve que la danse offre une manière d’explorer en profondeur cette idée d’expérience. C’est là l’enjeu à mes yeux : partager une expérience vécue, la rendre sensible, transmissible, que ce soit par le regard ou par l’action. J’aime envisager la scène comme un lieu où tout peut advenir. Face à cette liberté, la question de la responsabilité émerge. C’est un axe que j’ai exploré dans Sur l’interprétation – titre de l’instant (2017), une pièce avec des interprètes venus de parcours très différents. Chacun y est confronté à cette question : comment utiliser la situation du spectacle pour faire quelque chose qui compte réellement pour soi ? Cela nous a amenés à nous concentrer sur la manière de faire, sur le niveau d’engagement, sur scène comme en dehors. Car l’intensité d’une action détermine la qualité de l’événement, que ce soit sur un plateau ou dans la vie. Peut-être que l’un des enjeux de la danse est là : trouver des outils qu’on peut emporter hors de la scène, dans la rue, dans la maison, partout. Dès lors, la question de ce qui est ou n’est pas de la danse devient secondaire. Ce sont la concentration, l’attention, l’engagement qui donnent à l’action sa qualité chorégraphique. Il y a encore un long chemin à faire vers une attitude plus ouverte à la danse. Une attitude qui brouille les frontières : entre disciplines, entre spectateurs et performeurs. Ce brouillage produit un déplacement subtil, souvent non formulé dans le contenu même des pièces, mais présent dans la manière dont elles se fabriquent. J’aime quand un danseur laisse entrevoir l’opération intérieure qu’il mène quand il danse. Ou quand un chorégraphe donne à voir sa manière de construire la pièce. C’est là que quelque chose devient partageable.

Quel rôle devrait avoir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?

La scène est un endroit singulier, socialement particulier. Elle repose sur un pacte : tout est à la fois fictionnel et réel.Cela crée un espace de liberté, souvent plus rare en dehors de l’événement artistique. Pour moi, le rôle d’un·e artiste est de s’appuyer sur les conditions qui sont déjà là, dans l’environnement du spectacle. C’est un endroit où les règles ordinaires peuvent être suspendues, détournées, interrogées, voire réaffirmées. La prise de risque me semble essentielle. Créer des pièces qui ne cherchent pas à exploiter les ficelles du succès, mais qui restent au plus proche d’une recherche sincère, qui partagent leurs doutes, leurs interrogations. Ce qui m’intéresse le plus, c’est quand un travail interroge le regard.

Photo Yaïr Barelli