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Volmir Cordeiro « S’offrir à la société dans l’engagement sensible de son corps »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe brésilien Volmir Cordeiro (1987).

Arrivé en France après plusieurs expériences marquantes au Brésil, avec Lia Rodrigues, Alejandro Ahmed ou encore Cristina Moura, Volmir Cordeiro est très vite remarqué grâce à ses trois solos, Ciel (2012), Inês (2014) et Rue (2015), qui abordent chacun la question des corps marginaux et de leurs inscriptions dans le milieu urbain. En 2017, Volmir Cordeiro a créé sa première pièce de groupe pour quatre danseurs, L’oeil la bouche et le reste et a commissionné (avec Margot Videcoq, Marcela Santander Corvalán et Etienne Bernard) l’exposition éponyme à La Passerelle, centre d’art contemporain de Brest. Depuis cette année, il est artiste associé au Centre National de la Danse à Pantin.

Quel est votre premier souvenir de danse ? 

Je dansais beaucoup à l’école, depuis mes 4 ans. Je me souviens, à cet âge, d’avoir fait mon premier spectacle de danse, roulé dans un drap blanc avec des tongs. D’où je viens, au sud du Brésil, il peut faire très froid ; il faisait un froid terrible, c’était dans un un gymnase énorme, une danse avec le corps bien serré par le drap, sans mouvement de bras, tout droit, en se déplaçant avec des petits pas très agiles, avec quelques autres, vingt camarades de l’école. C’était une danse de groupe donc, sans sous-vêtement et avec un drap très fin qui m’enveloppait… C’est le souvenir d’une danse qui se dansait pour avoir chaud…

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Ce dont nous sommes fait (2000) de Lia Rodrigues, O samba do crioulo doido (La samba du noir fou) (2004) de Luiz de Abreu, Matadouro (2010) de Marcelo Evelin, Umwelt (2004) et Singspiele (2014) de Maguy Marin, (M)IMOSA, Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church (2011) de Trajal Harrel, Marlene Monteiro Freitas, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Lifeguard (2017) de Benoît Lachambre et un concert de Maria Bethânia et Caetano Veloso. 

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Quand j’ai dansé pour la première fois Ce dont nous sommes fait de Lia Rodrigues. Cette pièce, je l’avais vue à l’âge de 14 ans et elle m’avait bouleversé. Elle m’a poussé à continuer de faire de la danse. Puis, quand j’ai eu 21 ans et que j’ai commencé à travailler dans la compagnie de Lia, j’ai appris cette pièce et je l’ai dansée. Revivre l’intensité de cette danse fondamentale dans ma vie en tant que spectateur, et plus tard comme danseur, a été joyeusement intense et déterminant dans ma carrière, non seulement d’interprète mais aussi dans mon parcours de chorégraphe. Un autre souvenir, c’est quand j’ai joué Ciel, mon premier solo, dans le théâtre Armando Gonzaga, à Rio de Janeiro. C’était un public jeune, d’adolescent et d’enfants. Tout au long de la pièce ils ne cessaient jamais de crier les assignations les plus variées, de m’interpeller de toute façon, de crier des mots très blessants, et d’autres plus drôles. C’était vraiment intense de voir mon adresse se répercuter dans leurs réponses. À un moment donné, j’ai dû arrêter la pièce pour parler directement avec eux, très superficiellement, de la situation. D’un coup lorsque ma voix est sortie, le silence s’est installé. J’ai dansé jusqu’au bout. 

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Lia Rodrigues, sans doute, collaboration faite entre 2008 et 2011, quand j’avais 21 ans et que j’ai découvert la possibilité d’une danse professionnelle au Brésil (régularité du travail, salaires confirmés, tournées nationales et internationales, etc.), une chose à priori impossible à concevoir dans la précarité des politiques culturelles (inexistantes) de ce pays. Au-delà du possible de croire à mon devenir-artiste dans de bonnes conditions pour developper mon travail, cette collaboration permettait aussi de soulever un possible de la danse comme moyen de transformation de l’environnement dans lequel elle décide se situer. Avec Lia, il va de soi que la danse ne se construit pas indépendamment d’une socialité qui lui est constitutive et qui la creuse. Cette mise en relation avec l’entourage, le lieu, les personnes, est le point de départ de la « fabrication » d’un geste, voire sa force indomptable. Puis, déjà en France, la collaboration avec Xavier Le Roy tant il m’a intensément marqué par sa « présence dialogique » et son intérêt à partager sa pensée de sorte qu’elle résonne chez les danseurs, en leur permettant de rebondir, de répondre et peut-être de reconfigurer les bases mêmes du travail. Cette ouverture à l’autre, cette curiosité assidue et la confiance dans le groupe qu’il constitue étaient la preuve que le “pouvoir chorégraphique” peut être entendu davantage comme une disponibilité, un usage fragmenté, un dissensus, plutôt qu’un rapport entre un privilège d’autorité et un devoir de soumission.

Quelles oeuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Charleston (1925) de Joséphine Baker, Quad et Not I (1981) de Samuel Beckett, Bocas de ceniza (2003-2004) de Juan Manuel Echavarria, le groupe de cabaret brésilien des années 1970 Dzy Croquettes, La mort (1925) et Baby (1969) de Valeska Gert, Umwelt de Maguy Marin, Une mystérieuse chose, a dit e.e cummings (1996) de Vera Mantero, Paradistinguidas (2011) de La Ribot, Incarnat (2005) de Lia Rodrigues, Les Hommages (1989-1998) de Mark Tompkins.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Aujourd’hui j’ai envie de répondre que le principal enjeu serait de maintenir la vie du spectateur, d’assurer qu’il puisse continuer d’exister. Cela veut dire entretenir un rapport sérieux avec l’adresse et avec la séparation. Sans ces deux facteurs déterminants du spectacle, il n’y a pas de regard, il n’y a pas d’exploration ni de réflexivité face à une pensée collective. Il y a seulement la domination des yeux, le divertissement de la vue, la réduction de la réception critique. Cela implique de freiner toute tentation d’installer la danse dans les principes de l’industrie audiovisuelle, de la gratuité, de la consommations des corps sur scène et de leur épuisement, pour véhiculer la puissance des corps néolibéraux, autosuffisants et incontestables. Creuser profondément les modalités et les poétiques de l’adresse, du regard, de la confrontation des visages comme émergence de l’hétérogène et de l’étrangeté, d’un devenir-étrange à soi même lors d’un spectacle, voilà ce qui me semble nécessaire dans l’actualité de la danse, et permettrait de retarder son entrée dans le marché du désir.

J’ajouterai aussi, et cela va dans le sens de ce que je viens de dire, qu’il est plus qu’urgent de réfléchir aux cadres normatifs qui définissent les champs d’apparition et qui a le droit d’y surgir. On remarque une apparition conséquente des corps dits “hors normes” sur scène (handicapés, amateurs, réfugiés, personnes issues de tout métier) et leurs expositions bouleversent la production des savoirs chorégraphiques, artistiques et sociaux. Interroger les rapports et les opérations qui renouvellent les paysages de ce qu’on appelle le visible et l’invisible implique de travailler les définitions du regard. L’enjeu de la danse consiste donc à proposer des réglages entre l’autorité de l’artiste (en plus quand il est reconnu et archi-soutenu) et la liberté qu’il peut offrir à des corps sans liberté. La danse a le devoir de problématiser et de mettre en crise les figures de la domination et de la soumission afin de sauver son spectateur et la vie politique de ses imaginaires.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

La tâche d’un artiste est de résister aux lois de la communication, du divertissement, de l’information et d’augmenter la force de vie, en libérant sa puissance de développement. Cette force n’ignore pas les faiblesses. Au contraire, elle les avoue. C’est à l’artiste d’intensifier cette co-habitation entre les deux, constitutive de tout processus de création, de toute exposition d’un geste sur scène, de toute vie qui le regarde. En ce sens, l’artiste peut collaborer à freiner le marché qui cherche et dicte des gestes et des artistes tout-puissants, pour arrêter la simple exécution des formes réussies et attendues en faisant acte d’un véritable tremblement de ses ressources, de ses habitudes et de toute compréhension prédéterminée de ce qui est/fait puissant. Pour cela, je dirais que se rapprocher de la poésie peut être un moyen d’activer des nouvelles formes de puissances / impuissances. La poésie autorise la désactivation des forces opprimées et contredit ce temps d’aujourd’hui, où il nous paraît presque obscène de lire / faire / mettre en scène de la poésie. Elle permet de persévérer dans la création permanente et nourrissante du désir, le seul capable de faire poursuivre la nécessité d’invention. J’ai envie d’ajouter que je pense que l’artiste a surtout un énorme pouvoir de réponse vis-à-vis de la société. Si je dis réponse, c’est parce que je veux accentuer le fait qu’il n’est pas responsable de celle-ci, mais il doit lui répondre à travers l’usage de sa sensibilité singulière. Si l’artiste cherche à répondre à la société, cela veut dire qu’il accepte son incontournable dépendance ainsi que son besoin de contestation. Répondre à des faits insupportables, à des douleurs, qu’elles soient proches ou éloignées, à des situations de maltraitance, implique que l’artiste doive engager sa sensibilité dans l’affect qu’il met en scène, à travers l’adresse qu’il opère, le risque qu’il prend, l’excitation qui l’anime, l’exposition qui le rend vulnérable et l’imprévisibilité de son geste, qu’il sait ne pas maîtriser entièrement. Cette mise en scène des réponses de l’artiste à l’actualité de nos mondes, recouvre un « devoir » qui conçoit l’artiste comme un être disposé, qui se met à disposition de la société afin de bouleverser ses cadres normatifs oppresseurs et fournir d’autres réceptions à tout ce qui nous semble étrange et étranger. Cela veut dire que l’artiste a le rôle de s’entendre d’abord comme quelqu’un lié à d’autres, pris dans une socialité à laquelle il ne peut pas faire semblant de ne pas appartenir, et c’est la première source avec laquelle il compose des rapports de liaison et mutualité. L’artiste a le rôle de s’offrir à la société dans l’engagement sensible de son corps, et d’y rester ouvert, disponible et responsable de son avancement tel qu’il se fait, ainsi que de ses changements tellement espérés. Reconnaître ma faiblesse, pratiquer la poésie, rester ouvert et répondre sensiblement à toute forme d’inégalité, sont, pour moi aujourd’hui, les raisons qui me poussent à me voir/me penser comme un artiste.

Photo © Didier Olivré / Festival DansFabrik 2017