Publié le 20 juillet 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Volmir Cordeiro.
Quel est ton premier souvenir de danse ?
Je dansais beaucoup à l’école, depuis l’âge de 4 ans. Je me souviens très bien de mon tout premier spectacle : j’étais enroulé dans un drap blanc, pieds chaussés de tongs, dans un immense gymnase, glacé. Dans le sud du Brésil, il peut faire très froid. C’était une chorégraphie de groupe, on avançait en petits pas rapides, bien serrés dans nos draps fins, sans pouvoir bouger les bras. On n’avait pas de sous-vêtements, juste cette fine couche de tissu. Une danse pour avoir chaud.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
Ce dont nous sommes fait (2000) de Lia Rodrigues, O samba do crioulo doido (2004) de Luiz de Abreu, Matadouro(2010) de Marcelo Evelin, Umwelt (2004) et Singspiele (2014) de Maguy Marin, (M)IMOSA (2011) de Trajal Harrell, Marlene Monteiro Freitas, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Lifeguard (2017) de Benoît Lachambre, et un concert inoubliable de Maria Bethânia et Caetano Veloso. Ces œuvres m’ont traversé.
Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?
Danser Ce dont nous sommes fait de Lia Rodrigues. Je l’avais vue à 14 ans, cette pièce m’avait bouleversé. Elle m’a donné envie de continuer la danse. Quand je l’ai dansée à 21 ans, c’était une boucle joyeusement intense, une fondation autant pour mon parcours d’interprète que de chorégraphe. Un autre moment fort : la première de Ciel, mon solo, au théâtre Armando Gonzaga à Rio. Devant un public jeune, bruyant, parfois cruel. Certains hurlaient des insultes, d’autres riaient. À un moment, j’ai dû interrompre la pièce pour leur parler. Juste quelques mots. Le silence est tombé. J’ai terminé la pièce dans ce calme inattendu.
Quelles rencontres artistiques ont été déterminantes pour toi ?
Lia Rodrigues, bien sûr. De 2008 à 2011, j’ai dansé dans sa compagnie. C’est là que j’ai découvert qu’on pouvait vivre de la danse au Brésil, malgré la précarité des politiques culturelles. Avec Lia, la danse se pense toujours en lien avec un lieu, un contexte, une socialité. Elle part de l’environnement pour fabriquer le geste. Plus tard, en France, j’ai rencontré Xavier Le Roy. Il m’a marqué par sa manière de partager sa pensée : toujours en dialogue, jamais figée. Il faisait confiance au groupe, à ses résonances. Sa posture chorégraphique n’était pas un pouvoir mais une disponibilité. Travailler avec lui m’a montré qu’il est possible d’ouvrir un espace de dissensus, plutôt qu’un rapport de domination.
Peux-tu partager certaines œuvres qui font partie de ton panthéon personnel ?
Charleston (1925) de Joséphine Baker, Quad et Not I (1981) de Samuel Beckett, Bocas de ceniza de Juan Manuel Echavarría, le cabaret brésilien des Dzi Croquettes, La mort (1925) et Baby (1969) de Valeska Gert, Umwelt de Maguy Marin, Une mystérieuse chose, a dit e.e. cummings (1996) de Vera Mantero, Paradistinguidas (2011) de La Ribot, Incarnat (2005) de Lia Rodrigues, Les Hommages (1989–1998) de Mark Tompkins.
Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?
Aujourd’hui, l’enjeu serait peut-être de maintenir vivant celui ou celle qui regarde. Préserver le spectateur, son droit à l’adresse, à la distance. Il faut résister à la tentation de faire de la danse un simple produit visuel, consommable, aligné sur les codes de l’industrie du divertissement. Refuser les corps performants, autosuffisants, sans faille. Ce qui m’importe, c’est d’ouvrir des poétiques de l’étrangeté, des relations où chacun peut devenir autre, même à soi-même. Il faut aussi interroger qui a le droit d’apparaître sur scène, qui fabrique les cadres du visible. On voit émerger des corps longtemps exclus : amateurs, personnes handicapées, réfugiés… Cette diversité bouleverse les savoirs. La danse doit continuer à travailler les conditions de regard, à ajuster l’autorité de l’artiste avec la liberté des corps qu’il invite. Elle doit mettre en crise les rapports de domination pour préserver la vie politique de ses imaginaires.
Quel rôle l’artiste doit-il jouer dans la société aujourd’hui ?
L’artiste ne doit pas céder aux lois de l’information ou du divertissement. Il doit résister. Il doit entretenir cette tension entre puissance et fragilité, entre force et faiblesse, constitutive de tout geste artistique. C’est à l’artiste de ralentir le monde, d’interrompre le flux, de refuser la toute-puissance attendue. Se rapprocher de la poésie me semble un chemin possible. La poésie autorise des formes inattendues de puissance : elle rend visibles d’autres désirs, d’autres récits. Je pense que l’artiste n’est pas responsable de la société, mais il lui doit une réponse. Pas une justification, une réponse sensible. Il doit engager son corps dans ce qu’il expose : ses affects, ses risques, son trouble, son désir, sa vulnérabilité. Et cela suppose de reconnaître d’abord qu’il est lié aux autres, inscrit dans une société à laquelle il appartient pleinement. C’est à partir de cette appartenance qu’il peut créer du lien, provoquer un déplacement, ouvrir un espace partagé. Reconnaître sa faiblesse, pratiquer la poésie, rester disponible, répondre à l’injustice par la sensibilité : voilà, pour moi, ce qui fait un artiste.
Photo Didier Olivré
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