Publié le 9 août 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Thierry Thieû Niang.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Mes grands-parents dansant une valse. Tous deux légers, droits, virevoltant, devenus soudain une femme et un homme, unis dans un même mouvement, au présent. Je ne les reconnaissais plus. Puis les chorégraphies dans les émissions de variétés à la télévision, que nous recréions en famille et plus tard, avec mes camarades au collège.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
Des spectacles, d’abord, comme Le Regard du sourd ou Einstein on the Beach de Robert Wilson, ou encore Nelken de Pina Bausch, vus pendant mes études à Strasbourg. Mais ce sont surtout des livres, des films, des tableaux, des sculptures, des musiques… et, évidemment, des rencontres heureuses et fondatrices. Renate Pook, Odile Duboc, Hideyuki Yano. Et plus tard Mathilde Monnier, Daniel Larrieu, Claude Régy, Pierre Boulez, Pierre Guyotat, et bien sûr Patrice Chéreau. Ces collaborations m’ont amené à créer et partager des projets aussi bien avec des amateurs qu’avec des professionnels, des enfants, des adultes, dans des théâtres, des opéras, des films, sur des plateaux de danse… sans hiérarchie. Chercher un mouvement pour faire corps. Pour faire sens. Mais peut-être est-ce aussi le mouvement même de la vie, ses événements, son actualité, son histoire, ses révolutions, qui m’a fait danseur. Parce qu’au fond, il y avait en moi un manque de mots pour dire l’injustice. Pour dire le monde et sa beauté. Alors il a fallu faire un geste, un pas, une ronde. Danser pour dire.
En tant que chorégraphe, quelle danse veux-tu défendre ?
Aucune en particulier, parce que je les accueille toutes. J’invite chacun, chacune, petit·e ou grand·e, amateur·rice ou professionnel·le, à inscrire le monde, ce réel que nous partageons, dans un mouvement dansé commun. J’ai dansé au Vietnam, au Kenya, en Islande, et récemment dans des réserves autochtones au nord du Québec. Et toutes ces danses, je les ai reconnues. Elles étaient déjà là, mêlées à ma propre danse. Je veux que la danse reste concrète. Qu’elle soit faite d’actions simples, manifestes, presque archaïques. Une danse traversée de suspensions rythmiques, de porosités, d’écarts poétiques. Une danse tissée d’imaginaires, d’états physiques pluriels. Il suffit d’un geste, d’un regard, et l’espace s’ouvre.
Et toi, en tant que spectateur, qu’attends-tu de la danse ?
Là encore : rien. Pas d’attente. Pas d’espérance. Je vais à la danse comme je vais au théâtre, au cinéma, au concert, à l’opéra, au musée. À égalité. Avec joie. Je me laisse surprendre, toucher. Je regarde, au sens fort : je garde en moi ce que je vois et entends, ce que je comprends et ce que je ne comprends pas. Même en tant que spectateur, je reste actif : en pensée, en émotion, en énergie. Je reçois autant ce que je découvre que ce que je reconnais de l’histoire de l’art, de la pensée, des mondes. J’aime aussi aller au spectacle seul. C’est comme ouvrir un livre : une aventure intime, mais aussi collective. Et j’aime la raconter, la partager ensuite.
Quels sont, selon toi, les grands enjeux de la danse aujourd’hui ?
Il nous faut continuer d’élargir “le sensible au partage”. Et cela passe par les corps. Tous les corps. Éprouver un geste commun, le construire, le transmettre, partout où c’est possible : dans les écoles, les universités, les lycées professionnels, les lieux culturels, les associations, les hôpitaux, les prisons. Avec et pour tous. Sans distinction. Je le vérifie chaque jour : l’art peut apporter aux enfants, aux femmes et aux hommes, non seulement de la joie et du plaisir, mais aussi des outils sensibles, critiques, citoyens, pour penser le monde, l’intime et le lointain. Quand nous dialoguons avec des imaginaires autres que les nôtres, nous entrons dans une solidarité sensible, une acceptation de nouveaux points de vue, pour créer, inventer et vivre ensemble.
Quel rôle un artiste devrait-il jouer dans la société aujourd’hui ?
L’artiste, que je suis, ne joue pas de “rôle”. Mais l’homme que je suis partage ses droits, ses rêves, ses colères et ses joies, avec tous. L’art et la culture pourraient tisser plus de liens. Trop souvent, ils renforcent les clivages. Et pourtant, nous savons comment créer des synergies entre institutions. Construire des projets entre festivals, compagnies, musées… Relier la culture à l’éducation, au monde associatif. Alors pourquoi échouons-nous encore à accueillir chacun, chacune dans les lieux d’art ? Comment avancer, si les inégalités continuent de s’aggraver ? Qu’attendons-nous pour changer nos façons d’être et de faire ? Pour développer les résidences d’artistes dans toutes les écoles, les universités. Pour encourager la pratique artistique de tous. Pour faire vivre un dialogue entre les cultures, vivant, joyeux, inventif, au cœur des villes et des quartiers.
Comment imagines-tu la place de la danse dans l’avenir ?
La danse, c’est le présent. C’est l’instant. C’est le commencement. Je vois la danse, toutes les danses, comme une puissance de vie. Un dialogue poétique et politique avec le monde, ses cultures, ses imaginaires. Il faut accueillir chaque jour les transformations : des formes, des identités, des espaces, des temps de représentation. Parce que chaque danse, qu’elle soit spontanée ou écrite, proche ou lointaine, reste liée au vivant. Et c’est ce vivant qui nous rend uniques. Et joyeux.
Photo Vincent Josse
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien