Photo Gregory Batardon

Ruth Childs « J’aime le paradoxe entre rigueur et liberté dans la danse de Lucinda »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 septembre 2017

En 2015, la chorégraphe Lucinda Childs a transmis trois de ses solos emblématiques des années 60 à sa nièce Ruth Childs. Cette première rencontre artistique à donné naissance à la recréation de Pastime (1963), Carnation (1964), et Museum Piece (1965). Deux ans après cette première collaboration couronnée de succès, Ruth Childs continue de faire revivre les danses de sa tante Lucinda Childs à travers un second volet de performances créées dans les années 70 : Particular Reel (1973), Calico Mingling (1973), Reclining Rondo (1975) et Katema (1978). Ce nouveau programme se concentre sur la transition esthétique de la chorégraphe avant la création de son spectacle désormais célèbre Dance en 1979.

Quels sont vos premiers souvenirs liés au travail de votre tante Lucinda Childs ?

J’allais de temps en temps rendre visite à ma tante à Manhattan, et souvent j’assistais aux répétitions de sa compagnie dans son loft à Soho. J’allais également dans les backstage après des spectacles, au Joyce Theater ou au Brooklyn Academy of Music à New York. C’était les années 90, à cette époque les pièces de Lucinda était déjà très physiques. Je me souviens que les danseurs avaient tous leur pieds dans des seaux de glace… J’étais impressionnée ! J’ai été très marquée par Concerto que j’ai dû voir au Joyce Theater dans les années 90, ainsi que la reprise de Radial Courses au BAM dans les années 2000.

Vous avez développé un intérêt très tôt pour la danse, en suivant une formation de danse classique. Quel regard aviez-vous à l’époque sur le travail de votre tante ?

J’ai été fascinée très tôt par la danse classique et je me souviens que j’allais très souvent voir danser le New York City Ballet ou l’American Ballet Theatre, parfois avec mon père, parfois avec ma tante. J’ai commencé une formation de danse à l’âge de six ans, d’abord classique puis ensuite contemporaine. Petite, je comprenais pas très bien le travail de Lucinda, mais je sentais qu’il y avait quelque chose d’important qui se passait autour d’elle, que c’était quelque chose de grand et que ça me dépassait. Adolescente, j’ai enfin pu rentrer dans la compréhension et la fascination pour son travail : la complexe simplicité de ses partitions, la musicalité de sa danse, même celles réalisées en silence. Il y a tellement de rigueur dans la danse de Lucinda, mais en même temps de la liberté pour les corps et j’aime ce paradoxe.

Comment est née l’idée de reprendre des anciennes pièces de Lucinda Childs ?

Il y a quatre ans, Lucinda m’a demandé de l’assister pour une reprise de Concerto pour les jeunes danseurs de la compagnie Grenade de Josette Baïz. Je pense qu’on était prêtes toutes les deux à réfléchir à une manière de travailler ensemble. Je venais d’avoir trente ans et j’avais acquis une certaine confiance et expérience. Ça faisait environ dix ans que je travaillais en Europe comme interprète pour différents chorégraphes dont La Ribot, Gilles Jobin et Foofwa d’Imobilité et je commençais tout juste à faire mes propres projets. Lucinda, de son côté, commençait à réfléchir à comment organiser ses archives et redonner vie à ces early works. Pendant les répétitions à Aix-en-Provence, je lui ai raconté mon premier souvenir de Carnation : j’étais en Angleterre chez mes grands-parents pour Noël et Carnation passait sur la BBC ! Je trouvais cette pièce terriblement drôle, voir ça dans le salon très traditionnel de mes grands parents à côté du sapin. J’étais encore dans ma phase Casse Noisette mais je comprenais l’ironie et le sérieux de Lucinda dans cette pièce. Je lui ai dit que je voulais bien l’apprendre. Au début elle était assez surprise que ça m’intéresse, et ensuite très enthousiaste !

Avez-vous fait un travail en amont des premières répétitions ? Une plongée dans les archives ?

Oui j’ai beaucoup lu des textes écrits par Lucinda, mais également ceux d’autres artistes et chorégraphes de l’époque. Je lui posais régulièrement des questions pour essayer de stimuler ses souvenirs. Souvent ses meilleures anecdotes sortent de façon informelle pendant un repas. Elle a également partagé avec moi ses archives de l’époque, ses photos, ses notes… Malheureusement peu de choses ont été filmées pendant cette période.

Comment avez-vous travaillé avec Lucinda ? Comment se sont déroulées les passations ? 

Nous avons travaillé deux semaines chez elle à Martha’s Vineyard en 2015. Elle m’a partagé ces notes et les instructions de l’époque pour chacune des pièces, qui sont assez précises. Lorsqu’elle pouvait encore le faire, elle m’a montré elle même directement les choses. Les tâches et indications chorégraphiques étaient assez claires mais certaines choses étaient un peu floues au départ donc on a reconstruit sur mon corps. Le plus grand travail est venu après : trouver ma part de liberté à l’intérieur de ce projet tout en respectant les pièces d’origines. C’est un travail subtil qui continue de se développer, surtout parce que j’ai la chance d’interpréter régulièrement ces pièces devant différents types de publics. Lucinda me suit également à distance et m’aide si j’ai des questions ou si j’ai besoin de creuser un détail…

Avec le recul, comment voyez vous ces pièces aujourd’hui ? Raisonnent-elles toujours avec notre époque ?

Oui ! Et elles sont toujours très modernes ! Les soli ont plus de 50 ans et possèdait déjà de nombreux de concepts qu’on retrouve aujourd’hui dans l’art, la performance et la danse contemporaine : la mise en abîme, l’utilisation des objets quotidiens, le ready made, l’utilisation de textes, le détournement de l’espace scénique, l’étirement du temps…

Photo © Gregory Batardon