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Paul/a Pi « Je pense qu’il faut que ce terrain qu’on nomme danse reste toujours multiple »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 26 juillet 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Paul/a Pi.

Originaire du Brésil, Paul/a Pi est d’abord musicien-ne professionnel-le pendant plus de 10 ans avant de s’installer en France pour suivre le master chorégraphique ex.e.r.ce à Montpellier, de 2013 à 2015. Remarqué-e à sa première création en France avec le solo ECCE (H)OMO dans lequel l’artiste s’attaque au cycle de danses « Afectos Humanos » de Dore Hoyer, Paul/a Pi vient de présenter sa nouvelle création Alexandre aux festival des Rencontres Chorégraphiques et au festival Montpellier Danse.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Je ne suis pas sûr-e si c’est un vrai souvenir ou si on me l’a raconté, mais je dirais que c’est les moments où avec ma soeur on dansait dans le salon de la maison en écoutant des disques de contes pour enfants, comme « Le Joueur de flûte de Hamelin ». Ma soeur adorait celui-là. Étant le-la cadet-te, le jeu pour moi était de l’imiter, d’essayer de faire comme elle, ou de faire à partir de ce qu’elle proposait. Je n’y avais jamais pensé, mais ça me parle toujours cette chose de « chercher sa danse danse la danse de quelqu’un d’autre », comme dit Loïc Touzé !

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

Difficile de cerner un moment spécifique. Je crois que je ne voyais pas d’autres options, en fait. J’ai toujours aimé fabriquer des choses : des histoires quand j’étais tout-e petit-e, avant même d’apprendre à écrire, que je dictais à ma mère ; puis le dessin et la musique que j’ai pratiquée jusqu’à en devenir professionnel-le. Mais en tant que musicien-ne, j’avais la frustration de ne pas réussir à composer, peut-être parce que mon niveau d’exigence était beaucoup trop élevé. Quand j’ai découvert le théâtre physique à 19 ans, j’ai tout de suite commencé à faire des essais de composition, de façon intuitive et sans trop de références, mais c’est peut-être ce qui m’a aidé à faire un pas, laissant l’exigence un peu de côté. Plus tard, quand j’ai rencontré la danse, le terrain de jeu m’a paru encore plus libre, plus ouvert, et c’est là que je me suis reconnu-e le plus, ou au moins jusque-là.

En tant que spectateur-trice, qu’attendez-vous de la danse ?

Je crois que ce qui m’intéresse, plus que ce que je défends, ce sont des danses qui se cherchent. Qui laissent une place au doute, à l’incertitude et à la fragilité. Des danses qui questionnent le monde dans lequel on vit, la place du corps, des corps. Quels corps pour quels mondes? La réponse est forcément multiple. Surtout des mondes à venir ou en devenir. Je suis intéressé-e aussi par des danses qui me touchent, m’affectent, me font regarder et sentir les choses autour de moi autrement, sans forcément provoquer la sensation d’avoir « tout compris ». Et cela est à mon sens lié au fait que ces danses naissent d’un désir de partage. Je suis très sensible à des artistes que je vois en train de chercher quelque chose, qui ne se contentent pas de reproduire des formules ou des esthétiques qui sont en vogue dans un moment ou un autre. En tant que spectateur-trice, ce que j’attends c’est que mes attentes soient justement déjouées.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Quand je lis cette question, ce qui me vient en premier à l’esprit sont plutôt les enjeux politiques qu’artistiques. Je pense qu’il faut que ce terrain qu’on nomme danse reste toujours multiple, avec des esthétiques, des univers variés et des corps multiples, ce qui a été une des grandes avancées de ces dernières années. Je parle ici du type de corps qu’on voit sur scène et de comment on a réussi à sortir des stéréotypes de ce à quoi devrait ressembler une danseuse ou un danseur. Même si cela dépend encore, évidemment, des lieux et de la pensée derrière les programmations d’une part, et d’autre part des conceptions mêmes de la danse chez les chorégraphes. Mais il reste encore beaucoup à faire en ce qui concerne la place des minorités et surtout des personnes racisées, dans les équipes artistiques et dans les institutions. Dans ce sens, il faudrait aussi questionner davantage la façon dont on regarde la danse (d’où parle notre regard critique ?) et comment on parle de l’histoire de la danse, car ces deux aspects sont encore fortement blancs et «euro-américano-centrés». De même pour ce qui est de la formation en danse. Il y a tant de formations « internationales » en Europe, mais que s’est-il mis en place pour laisser la place à l’altérité, à d’autres conceptions de la danse ? Quelles danses apprend-on aux étudiant-e-s et quels discours sous-tendent ces choix ? Un autre enjeu est la question des publics, qui pour le coup sont, dans la plupart des lieux, encore plus blancs et issus de classes privilégiés que les artistes sur le plateau… Je trouve aussi qu’il y a tout un chantier à engager dans nos rapports aux institutions et aux cadres dans lesquels on crée. On a certes besoin des institutions, mais doit-on se limiter à ces cadres-là pour produire ? C’est une question que je me pose beaucoup en ce moment, venant d’un contexte (brésilien) où parfois par manque de moyens on finit par imaginer d’autres modes de productions et de relations.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un-e artiste dans la société aujourd’hui ?

En arrivant en France, j’ai appris qu’être artiste était littéralement être précaire. C’est notre statut vis à vis du gouvernement ici, des citoyen-ne-s précaires. Et en même temps, on a conscience d’être privilégié-e-s. Que ça soit parce qu’on aime ce qu’on fait, parce qu’on a un travail qui nous permet de voyager ou parce qu’on peut se permettre d’expérimenter. Ce n’est pas rien dans le monde où l’on vit, il ne faut pas l’oublier. Mais conjuguer ces dimensions n’est pas évident. La question du privilège réclame à mon sens une plus grande responsabilité de la part de celles et ceux qui arrivent à vivre d’un métier artistique. Être toujours attentif-ives à ne pas tomber dans un entre-soi qui peut devenir aveugle. Mais au contraire, réfléchir davantage à ce qu’on a envie et besoin de partager, essayant de rester dans une démarche d’ouverture, de curiosité et d’écoute. Et en tant que citoyen-ne-s, ne pas oublier que ces espaces d’expérimentations n’ont pas surgis d’ex-nihilo. D’autres se sont battu-e-s pour être là, et c’est aux artistes d’aujourd’hui de continuer à lutter pour qu’ils ne disparaissent pas.

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Difficile de répondre car cela dépend évidemment des contextes et des types de danse dont on parle. La danse étant un art et une pratique du « ici et maintenant », elle évolue nécessairement avec les sociétés. Et c’est d’ailleurs sa seule façon de survivre et de continuer à faire partie de ces sociétés. Je ne sais pas ce qu’il va advenir, mais je peux rêver par exemple qu’il y ait davantage de pratiques de danses à l’école, que le corps ne soit pas laissé de côté dans la formation des jeunes. Ce qui pourrait vouloir dire plus de publics pour la danse et avec ça plus de discussions, de questionnements, de multiplicité dans les regards et dans ce qui est produit. Je suis surtout curieux-euse de quelles danses vont advenir dans 20, 50 ans. En ce moment, je suis très attentif-ive aux pièces d’artistes de ma génération et je me réjouis d’y apercevoir des gestes qui circulent, des qualités, des sujets, des approches dramaturgiques… Cette sensation de vivre et de partager un même moment historique, d’appartenir à une génération. J’ai hâte de voir ce que les générations d’après vont proposer et d’apprendre avec elles, avec leurs façons de regarder le monde.

Photo © Morgad le Naour