Publié le 26 juillet 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Paul/a Pi.
Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?
Je ne suis pas certain·e que ce soit un vrai souvenir ou un récit qu’on m’a transmis, mais je dirais que mes premiers souvenirs de danse remontent aux moments passés avec ma sœur, à danser dans le salon sur des disques de contes pour enfants, comme Le Joueur de flûte de Hamelin. C’était son préféré. Comme j’étais le/la cadet·te, mon jeu consistait à l’imiter, à essayer de faire comme elle, ou à inventer à partir de ce qu’elle proposait. Je n’y avais jamais réfléchi, mais cette idée de « chercher sa danse dans celle de l’autre », comme le dit Loïc Touzé, continue de me parler.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chorégraphe ?
Difficile d’identifier un moment précis. J’ai l’impression que je n’ai jamais vraiment envisagé une autre option. J’ai toujours aimé créer : inventer des histoires, même avant de savoir écrire, je les dictais à ma mère, puis dessiner, jouer de la musique, jusqu’à en faire mon métier. Mais en tant que musicien·ne, je ressentais une frustration : je n’arrivais pas à composer. Peut-être parce que mon niveau d’exigence m’en empêchait. À 19 ans, j’ai découvert le théâtre physique et commencé à expérimenter la composition de manière intuitive, sans trop de références, et c’est peut-être ça qui m’a permis de lâcher un peu la pression. Quand j’ai rencontré la danse, ce terrain de jeu m’a paru encore plus libre, plus ouvert. C’est là que je me suis senti·e le plus à ma place.
En tant que spectateur·rice, qu’est-ce que tu attends de la danse ?
Ce qui me touche, ce sont les danses qui se cherchent. Qui laissent de la place au doute, à l’incertitude, à la fragilité. Celles qui questionnent le monde, la place du corps, des corps. Quels corps pour quels mondes ? Il n’y a pas de réponse unique, mais des possibles en mouvement. J’aime être bouleversé·e dans ma façon de percevoir ce qui m’entoure, sans forcément tout comprendre. Et souvent, cela vient de danses nées d’un véritable désir de partage. Je suis très sensible aux artistes qui cherchent, qui ne reproduisent pas simplement des esthétiques à la mode. Ce que j’attends en tant que spectateur·rice, c’est justement que mes attentes soient bousculées.
Quels sont, selon toi, les grands enjeux de la danse aujourd’hui ?
La première chose qui me vient, ce sont les enjeux politiques. Il est essentiel que la danse reste un champ multiple, avec des esthétiques variées, des univers différents et surtout, des corps diversifiés. On a vu de réels progrès dans la représentation des corps sur scène, avec une sortie progressive des stéréotypes. Mais beaucoup reste à faire, notamment en ce qui concerne la place des minorités, et en particulier des personnes racisées, dans les équipes artistiques et dans les institutions. Il faut aussi interroger la manière dont on regarde la danse : d’où vient notre regard critique ? Et comment on raconte l’histoire de la danse ? Ces deux axes restent encore très marqués par une perspective blanche et euro-américano-centrée. Cela vaut aussi pour la formation : dans les « grandes » écoles dites internationales, que fait-on réellement pour accueillir l’altérité ? Quelles danses y enseigne-t-on, et quels récits ces choix véhiculent-ils ? Un autre enjeu majeur, c’est celui des publics. Dans bien des lieux, ils restent encore plus homogènes, blancs et privilégiés, que les artistes sur scène. Il y a un chantier à mener sur notre relation aux institutions : on en a besoin, mais doit-on forcément se conformer à leurs cadres pour créer ? Venant d’un contexte brésilien, j’ai vu naître des projets dans des conditions précaires, mais avec une inventivité incroyable. Il y a des alternatives possibles.
Quel rôle l’artiste devrait-il ou elle avoir dans la société aujourd’hui ?
En arrivant en France, j’ai appris qu’être artiste, c’était aussi être précaire. C’est notre statut officiel. Et en même temps, nous savons que nous sommes privilégié·e·s, parce qu’on aime ce qu’on fait, qu’on peut voyager, expérimenter. Ce n’est pas rien dans le monde actuel. Mais articuler précarité et privilège demande une vigilance constante. Je crois que celles et ceux qui arrivent à vivre de leur art ont une responsabilité. Celle de ne pas s’enfermer dans un entre-soi, de garder une écoute, une curiosité, une ouverture. Et puis, il ne faut pas oublier que les espaces de création qu’on occupe aujourd’hui ont été conquis par d’autres avant nous. C’est à nous de continuer à les défendre, à lutter pour qu’ils ne disparaissent pas.
Comment imagines-tu la place de la danse dans l’avenir ?
C’est difficile à dire, car tout dépend des contextes, des formes de danse, des territoires. Mais une chose est sûre : la danse, art du présent, évolue avec son époque. C’est même la seule manière qu’elle a de continuer à exister. Je rêve d’un avenir où la danse serait davantage présente à l’école. Où le corps aurait toute sa place dans la formation des jeunes. Cela ouvrirait peut-être à plus de publics, plus de discussions, plus de regards pluriels. Je suis curieux·se de voir quelles danses émergeront dans vingt, cinquante ans. Aujourd’hui, j’observe avec joie les artistes de ma génération : leurs gestes, leurs sujets, leurs approches me font sentir qu’on appartient à une époque commune. Et j’ai hâte de découvrir ce que proposeront les générations suivantes, et d’apprendre de leurs façons de voir le monde.
Photo Morgad le Naour.
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