Photo Lorenzo de Angelis

Lorenzo De Angelis, Haltérophile

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 15 mars 2016

Avec Haltérophile, Lorenzo De Angelis signe un premier solo intense et poreux, conçu comme un tête-à-tête chorégraphique avec le public. Le danseur y interroge frontalement sa place sur scène après des années passées à servir l’écriture des autres, et fait le pari radical d’une adresse individuelle, directe, parfois troublante. Entre offrande intime et mise à l’épreuve de la relation, Haltérophile explore ce qui se joue, silencieusement ou non, entre un corps qui donne et un regard qui reçoit. Une tentative aussi généreuse qu’exigeante, à la recherche d’un art qui serve, vraiment.

Haltérophile est ta toute première création. Qu’est-ce qui t’a motivé à signer ce solo dont tu es aussi l’interprète ?

En fait, c’est une véritable « pièce d’interprète ». C’est un endroit où je me permets de faire tout ce que je n’avais jamais pu explorer auparavant : les angles morts, les marges, les rebuts sensibles des créations auxquelles j’ai participé. Mais surtout, c’est l’occasion pour moi, après presque dix ans passés sur les plateaux, de faire un vrai point départ, un check-up existentiel : qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que j’ai encore envie d’y faire, d’y transmettre, d’y recevoir ? L’une des choses qui s’est imposée très vite, c’est le rapport au public. Je fais partie de ces interprètes pour qui la présence du public n’est pas un carburant direct : je préfère être en travail, concentré, en train de chercher, sans me soucier d’être compris ou de projeter quelque chose. À un moment, travailler pour les autres, même sur soi, ne suffit plus. On se demande : « Pour qui est-ce que je continue à faire ça ? » Ce solo, c’est donc une première rencontre frontale avec le public, un désir de le comprendre, d’en interroger la discipline. J’ai toujours rêvé d’un rapport d’égalité entre spectateur et performer — non pas une identité, mais une reconnaissance de deux pratiques essentielles, indissociables l’une de l’autre. Je tente d’explorer ce territoire commun, cet espace d’inter-nécessité.

Le dispositif scénique que tu proposes est très singulier, notamment dans la manière d’accueillir les spectateurs. Comment as-tu pensé cette entrée en matière dans Haltérophile ?

Dès le début, j’ai voulu m’adresser à une personne à la fois. Pas simplement « jouer pour » elle, mais tenter de « jouer la personne », comme une dédicace spontanée à sa simple présence. Pour cela, il faut instaurer de la confiance : j’accueille, j’aide à choisir une chaise, un point de vue, je parle si besoin de leurs attentes, de ce qui les a amenés là. Cela me permet de rompre avec l’abstraction habituelle d’une salle noire où le public devient masse. Le dispositif en cercle, légèrement disjoint, accentue cette individualisation : chacun est un peu isolé, avec un regard unique. Moi, je n’ai jamais qu’une personne face à moi. Je cherche alors la nudité commune, les désirs partagés, les zones de bascule.

Comment se développe la performance, et quelle place laisse-tu à l’improvisation ?

C’est comme inviter quelqu’un à dîner. Tu prépares la table, les boissons, l’ambiance… Mais la discussion, les silences, l’humeur des convives, ça, tu ne peux pas le contrôler. J’ai prévu un cadre, des « matières » à proposer. Certains en prennent beaucoup, d’autres picorent… Chacun assaisonne l’expérience comme il veut. Les matières viennent d’une recherche sur l’adresse, comme si j’avais isolé des principes actifs : invitation, méfiance, offrande, écoute… Ces gestes deviennent des partitions à part entière. Certaines sont plus écrites que d’autres, mais ce sont des pièges que je me tends : comment rester présent dans une forme figée ? Je travaille sur le doute. Sur la porosité entre sincérité et mise en scène. Parfois je suis ému par une situation que j’ai pourtant construite. Ce basculement, cette indécision du statut de l’action, me passionne. La pièce repose aussi sur le glissement : d’une personne à l’autre, d’une adresse à une autre, d’un niveau de jeu à un autre. Ces transitions sont aussi importantes que le contenu. Et je tiens à rappeler que je suis danseur : le corps est mon outil premier. Le relationnel ne se limite pas au théâtre. Le corps contient déjà une résonance poétique, sociale, politique. Haltérophile cherche donc à laisser émerger ce qui est déjà là. Entamer une relation via le corps, c’est court-circuiter les conventions. C’est se retrouver, parfois, dans un étrange terrain d’entente, comme deux inconnus qui deviennent amis à l’étranger.

Haltérophile existe aussi en version « libre service ». Qu’est-ce qui diffère dans ce format ?

Là, les choix du public sont encore plus centraux. Je ne les installe pas. La performance est déjà en cours quand ils entrent. Ils peuvent rester debout, s’approcher, fuir, observer de loin. Ils viennent et partent à leur rythme. Ce rapport plus détendu me permet d’aller plus loin dans les « matières », de les dériver. Par exemple, à Vanves, j’ai partagé cette expérience avec Aina Alegre, Nina Santes et Bryan Campbell. Nous pouvions être quatre pour une seule personne, ou quatre en même temps pour quatre spectateurs différents. Cela a ouvert une richesse relationnelle nouvelle : un bouquet d’offrandes, de présences intimes. Le public circulait, et cette fluidité nous libérait de toute logique narrative. Et pourtant, revenir au solo reste essentiel. Actoral m’a offert ce moment de solitude intense, être seul, longtemps, face au regard. C’est aussi ça, la bravoure du plateau.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce titre Haltérophile ? Un homme qui s’abandonne dans une épreuve physique ?

Il y a là une idée de charge, d’endurance, de volonté de tenir. Porter les affects, les projections, les morceaux de récit qui s’imposent à nous via la présence du public. Des chansons d’amour, des clichés émouvants… À nous de les assumer, de les porter pleinement pour que l’autre puisse les recevoir sans filtre. Parfois une chanson de Disney peut nous toucher à nouveau, une danse sur de la pop devenir bouleversante. Haltérophile libre service crée cette ambiguïté : à la fois buffet à volonté pour le public, et don total de soi pour l’interprète. J’ai voulu que chaque spectateur puisse recevoir quelque chose rien que pour lui : un geste, une chanson, un regard. Mais j’ai aussi découvert à quel point donner, c’est une chance. Trouver l’endroit où l’on sert. C’est un art d’être utile. Ce solo est une tentative de vérifier à quel niveau je peux me rendre disponible. Et de constater que oui, l’art, parfois, sert. Il rend service à notre humanité partagée.

Vu au Théâtre de Vanves. Photo Lorenzo De Angelis.